Nous, les enfants sauvages, Alice de
Poncheville
Editeur : l’école des loisirs
Nombre
de pages : 408
Résumé : Une fois la drôle de bête glissée dans son
sac, Linka songea qu’elle allait peut-être s’attirer de gros ennuis. L’article
1 était explicite : toute personne en contact avec une vie non humaine devait
l’éliminer. Non humaine, la
bête l’était assurément, mais de quel animal s’agissait-il ? Même dans les
vieux documentaires animaliers qu’on leur montrait à l’orphelinat, Linka
n’avait jamais croisé ce drôle de poisson aérien qui changeait de forme à
volonté. Malgré la surveillance constante
dont elle faisait l’objet, la jeune fille était parvenue à la cacher. Avec Vive
à ses côtés, Linka se sentait étrangement plus forte et capable d’affronter les
menaces …
« - Il ne faudrait jamais rien
dire des idées qu'on a dans la tête, dit Milo.
- Pourquoi
? Les idées ne sont que des idées, lui répondit Linka.
- Je rêve
parfois que la ville prend feu, murmura Oska. On part tous vivre dans la forêt.
Et il y a des oiseaux. Ils mettent longtemps à venir nous voir parce qu'ils ont
peur. Et puis un jour, ils se posent sur les toits de nos cabanes. C'est mal ?
La bouche
d'Oska tremblait. Elle racontait son rêve comme on avoue un crime.
- Personne
n'interdit les rêves, dit Linka.
- Mais les
rêves, c'est comme des idées, répliqua la petite.
- Personne
n'interdit les idées non plus. Ils veulent juste te faire croire que tu ne dois
pas avoir d'idées. Surtout des idées différentes des leurs. Mais ça aussi,
c'est juste une idée.
Avec Linka,
ils avaient eu cette discussion de nombreuses fois. Ils étaient d'accord. Avoir
des idées était leur passe-temps favori ; les échanger leur permettait de
comprendre le monde, d'échafauder un avenir ou encore de relâcher les tensions.
Il y avait sûrement de mauvaises idées, mais on les contrait avec des bonnes.
Interdire les mauvaises idées, au fond, c'était interdire de penser. »
- Mon avis sur le livre -
Après plusieurs années de « faux départs »,
l’heure du déménagement semble enfin avoir sonnée pour de bon : au moment
où j’écris ces quelques lignes, cela fait une bonne dizaine de jours que nous
enchainons remplissage de cartons sur démontage de meubles, intensivement,
compulsivement presque. Jour après jour, la maison se vide de son âme de foyer
pour se remplir de labyrinthes de cartons : c’est à la fois éprouvant, car
c’est assez difficile de se dire que nous allons bientôt quitter « pour de
vrai » cette demeure dans laquelle nous avons passé quatorze années de
notre vie, et plutôt excitant, car nous allons enfin concrétiser un rêve datant
de presque dix ans … Autant vous dire que je trouve rarement le temps et l’énergie
pour me plonger dans un roman : chaque minute de notre journée est
consacrée à ce déménagement imminent, et le soir, je n’ai plus la force de me
concentrer sur quoi que ce soit. Il m’a donc fallu pas mal de temps pour venir
à bout de ce magnifique petit roman, mais le côté positif, c’est que j’en ai
amplement profité !
Comme tous leurs camarades de la 16ème
Maison des Enfants, Linka et sa jeune sœur Oska ont perdu leurs parents au
cours de la terrible épidémie qui déferla sur le monde quelques années
auparavant. Entre les murs de cet orphelinat dirigé d’une main de fer par la
terrifiante Mme Loubia, la jeune fille a bien souvent le sentiment d’étouffer :
elle doit sans cesse veiller à ne pas laisser sortit les idées qui s’agitent
dans ses pensées, s’assurer qu’elle ne laisse rien filtrer de la révolte qui
grandit peu à peu en elle. Car Linka ne supporte plus le quotidien monotone et
rigide de la 16ème Maison, elle rêve de spontanéité et de liberté,
elle rêve d’inconnu et d’inattendu … Son rêve va être exaucé par la découverte
d’une drôle de bestiole qui change de forme à volonté, et qu’elle décide de
garder au mépris des règles et du danger. Mais l’apparition de Vive dans sa vie
marque aussi le début de toute une série de bouleversements auxquels Linka,
Oska et leur ami Milo n’étaient pas préparés …
Qu’il est difficile de trouver les mots
justes pour parler de cette dystopie post-apocalyptique pas tout à fait comme
les autres, qui n’hésite pas une seule seconde à sortir des sentiers battus
pour nous offrir une histoire d'une beauté et d'une puissance à couper le
souffle ! Le postulat de base reste pourtant assez classique : une
terrible épidémie propagée par les animaux qui décime un tiers de la population
humaine, la réaction immédiate des autorités qui décident de noyer le poisson
dans l’œuf en abattant sans sommation tous les animaux pour stopper le virus,
la mise en place d’une nouvelle société plus aseptisée pour rebâtir l’humanité …
De la même manière, nous retrouvons le « cliché » de la jeune
orpheline un peu rebelle qui refuse de se laisser endoctriner par la propagande
bien-pensante de ses professeurs et éducateurs … Mais faites-moi confiance, au
bout de quelques pages à peine, vous aurez complétement oublié que ce schéma a
déjà été exploité à de nombreuses reprises auparavant : l’autrice a
vraiment su sublimer ces codes du genre pour offrir à son lectorat un récit
profondément innovant et poignant, original et génial.
Contrairement aux autres auteurs du genre qui
se sentent souvent obligés d’en « faire des tonnes » pour poser le
contexte du post-apocalyptique ou de la dystopie, en nous présentant tantôt un
monde qui tombe totalement en déliquescence, tantôt une société si réglementée que
cela en devient absurde, Alice de Poncheville a tout misé sur la sobriété, la
simplicité, et cela rend ce récit autrement plus crédible, plus tangible. On s’y
croit vraiment. Il n’y a qu’un tout petit pas à franchir pour passer de notre
réalité à ce futur qui a tout de probable, de plausible, de possible. La
surexploitation des terres agricoles pour alimenter l’élevage intensif, l’utilisation
grandissante des produits phytosanitaires pour augmenter le rendement, les
conditions déplorables dans lesquelles « vivent » et meurent les
animaux d’élevage … Voilà ce qui est à l’origine de l’effondrement dépeint dans
cet ouvrage, et c’est quelque chose que nous n’avons pas besoin d’imaginer car
nous savons tous pertinemment que c’est la sombre réalité de notre monde, une
vérité que l’on tente pourtant à tout prix d’oublier pour ne pas avoir à
changer nos habitudes. Mais viendra un jour où nous n’aurons plus le choix :
c’est dans la douleur que s’opérera ce bouleversement, et il sera bien plus
radical. Ce futur, c’est le nôtre. Dans un avenir pas si lointain que cela.
Et la petite Oska, la jeune Linka, le jeune
Milo, c’est toi et c’est moi, ce sont nos enfants ou les enfants de nos enfants :
des gamins qui portent sur leurs frêles épaules d’orphelins les erreurs des
générations passées, nos erreurs également. Dans ce futur, ce ne sont plus les animaux
qui s’entassent dans des bâtiments insalubres, sans jamais voir la lumière du
jour, ployant sous la crainte de recevoir un coup s’ils n’avancent pas assez
vite. Dans ce futur, ce sont les enfants qui se massent dans des centaines d’orphelinats,
à l’emploi du temps implacable et intenable, où le moindre écart est sévèrement
puni et où la moindre incartade est durement réprimée. Ces orphelins, ces moins
que rien, sont destinés à alimenter le système, à se payer les sales boulots
pour que les privilégiés puissent continuer à vivre dans leur petit cocon
confortable … Provoquant parallèle avec ces bestiaux nourris aux hormones de
croissance pour finir plus rapidement dans notre assiette et faire tourner l’économie.
Pauvres innocents, pauvres bêtes et pauvres enfants, qui se confondent
progressivement au fur et à mesure que nous découvrons ces fameux enfants
sauvages du titre …
Car les enfants sauvages, ces Déserteurs qui
ont fui le système pour se réfugier dans les forêts où vivent encore en secret
quelques écureuils, quelques oiseaux ayant réussi à échapper à l’abattage systématique,
nous rappellent à quel point nous avons besoin des animaux et à quel point ils
ont besoin de nous. Ils nous réapprennent cet équilibre brisé, cette harmonie
rompue. Ils nous inventent à retrouver cet émerveillement face à l’envol d’un
moineau, ce ravissement face au sautillement d’un lièvre, cet enchantement face
à la vie qui danse dans le regard de n’importe quel animal. Aussi étonnant que
cela puisse paraitre, alors même que la pauvre Linka lutte contre le reconditionnement,
alors même que la pauvre Oska se retrouve seule au monde, alors même que le
pauvre Milo hésite à tourner le dos à l’ordre bien établi, c’est un roman
incroyablement lumineux que nous offre l’autrice. C’est une petite étincelle d’espérance
au milieu de la nuit de la peur, c’est l’insouciance enfantine qui se dresse
face à l’intransigeance des adultes. C’est par la douceur qu’Alice de
Poncheville délivre son message, bien plus que dans la violence … et
croyez-moi, c’est autrement plus porteur !
En bref, vous l’aurez bien compris, j’ai tout
simplement été subjuguée par ce récit profondément poignant, admirablement
émouvant, et particulièrement prenant. Avec beaucoup de délicatesse et de
simplicité, de tendresse et de sobriété, l’autrice nous fait vivre une aventure
bouleversante dont on ne ressort pas tout à fait indemne. C’est une histoire
qui coupe le souffle, qui nous serre le cœur, qui nous tire les larmes aux
yeux. C’est une histoire désarmante, saisissante, touchante, qui ne peut pas
laisser indifférent. Car ce n’est pas seulement une histoire, c’est aussi une
lettre d'amour envers le monde animal qui souffre de la folie des hommes, une
lettre d'excuse à destination de notre terre mutilée par notre démesure et une
lettre d'espoir et de courage pour les générations à venir incarnées dans le
lecteur. C’est un livre qui nous rappelle que l’essentiel n’est pas toujours là
où on le pense, qu’il peut se cacher dans les toutes petites choses oubliées. C’est
un récit qui m’a vraiment beaucoup émue, un récit très beau et profond magnifié
par une plume très riche et poétique. Un vrai coup de cœur, que je conseille
sans la moindre restriction : c’est une vraie merveille qui devrait vraiment
être lue par le plus grand nombre !