Editeur : Stéphane Marsan
Nombre
de pages : 328
Résumé : Ben a presque tout raté dans sa vie. Sa
carrière est au point mort, son couple part à vau l'eau, son fils est « différent ».
A dix ans, Jonah ne parle pas. Lorsqu'ils sont tous deux contraints d'emménager
chez le père de Ben, trois générations d'hommes - un qui ne sait pas parler,
deux qui s'y refusent - sont réunies sous le même toit. Alors que Ben engage
une bataille juridique pour obtenir le placement de son fils dans un
établissement spécialisé, Jonah se rapproche de son grand-père dont les jours
sont comptés. Et cet homme qui n'a jamais révélé le secret de ses origines, se
met à parler, pour la première fois, à ce garçon qui n'a pas de mots pour lui
répondre. C'est peut-être l'occasion pour Ben de se rendre compte que sa plus
grande réussite, c'est son fils.
Un grand merci aux éditions Stéphane
Marsan pour l’envoi de ce volume et à la plateforme Babelio pour avoir rendu ce
partenariat possible.
- Un petit extrait -
« Apparemment, mon nom est Jonah Jewell. Je le sais parce qu'ils répètent ce son quand ils me regardent et que je suis en train d'examiner quelque chose. La lumière me fascine, surtout quand elle se divise en plusieurs couleurs et qu'elle se reflète sur une feuille d'arbre tout près de mon œil. Je ne sais pas exactement ce qu’est le temps, mais quand il n’y a plus de lumière à examiner, j’aime jouer avec l’eau et les bulles et flotter dans la chaleur jusqu’à ce que papa me dise qu’il est temps de sortir. Je ne sors pas toujours quand il me le demande, mais il s’assied et m’attend, et quand j’avance vers la serviette, il m’enlace et me sèche et me sert fort. Il fait ça, je crois, parce qu’il sait que ça me plait et sûrement parce que ça lui plait aussi. S’il ne le fait pas, je suis angoissé comme si la lumière était revenue dehors et que rien ne se passait comme il faut. »
- Mon avis sur le livre -
Un petit garçon mutique au comportement
inhabituel ? Une comparaison avec l’excellent Bizarre incident du chien pendant la nuit ? Mon radar-détecteur de livres sur l’autisme s’est aussitôt mis
à clignoter à toute vitesse, et c’est avec un soulagement infini que j’ai reçu
le mail positif de Babelio suite à la Masse critique de janvier ! Ceux qui
me suivent le savent, c’est un sujet qui m’intéresse tout particulièrement, et
je suis toujours à l’affut de romans abordant cette thématique. J’étais d’autant
plus impatiente de découvrir Shtum qu’il
allait également me permettre de découvrir les éditions Stéphane Marsan, dont
la ligne éditoriale (« une littérature […] dont les sujets et la
sensibilité trouvent un écho dans la vie de chacun d’entre nous, […] qui
s’inscrivent dans les moments forts de la grande histoire et les enjeux de la
société, et les reflètent, les éclairent ou les contestent ») m’intriguait
au plus haut point !
Du haut de ses dix ans, Jonah a tout du grand
bébé : il ne prononce pas un mot mais hurle quand quelque chose ne va pas,
porte encore des couches, ne s’habille pas tout seul et mange avec ses doigts. Le
petit garçon souffre d’un autisme sévère, et tous les spécialistes s’accordent
pour affirmer à ses parents que ses chances d’évolution sont infinitésimales.
Epuisés, convaincus qu’ils ne sont pas capables d’offrir un environnement
serein et enrichissant à leur enfant, Ben et Emma décident de tout mettre en œuvre
afin de le faire admettre dans un établissement spécialisé … Commence alors une
longue et éprouvante bataille juridique avec la municipalité, qui s’efforce
quant à elle de ne pas avoir à payer ces frais de scolarité en proposant une
prise en charge moins couteuse, mais également moins adaptée aux besoins
spécifiques de Jonah. Affirmant qu’ils auront plus de chance s’ils prétendent
être séparés, Emma demande à son mari d’aller s’installer chez son père avec
Jonah … Commence alors une cohabitation des plus étranges, surprenant mélange de
silences et de révélations …
Le premier aspect de ce roman, celui qui
m’a attiré en premier lieu, c’est donc le combat de ce père pour offrir un
avenir à son fils, atteint d’un autisme profond. Nous le suivons dans ce
quotidien éprouvant, où « le seul élément prévisible, c’est l’imprévisibilité »
de Jonah : hurlements et accès de violence brisent soudainement le calme
et les rires de ce petit garçon qui n’a jamais prononcé que trois mots avant de
se taire définitivement. Rassuré par les rituels et la routine, Jonah se tape
la tête et se mord la main dès qu’un petit détail diverge de l’ordinaire pour
le plonger dans une terreur indicible. Ben n’a rien du « père-courage »
que présentent d’ordinaire les récits de ce genre : dépassé par la
situation, épuisé, perdu, déprimé, il n’y a que pour le rituel du bain qu’il se
sent véritablement à la hauteur … Ben n’a rien du « père-héroïque » que l’on
s’attend à trouver dans un roman : alcoolique notoire, chef d’entreprise
irresponsable, couvert de dettes, il n’a rien pour attirer la sympathie … et
pourtant, on s’attache à lui, car il est profondément humain, faillible, banal.
Tant bien que mal, il se plonge à corps perdu dans cet éprouvant combat
juridique, et j’ai littéralement versé toutes les larmes de mon corps lors de
son intervention au tribunal, dont je vous donne les premiers mots : « Jonah
n’a pas de voix, il ne peut dire à personne à quoi ressemble la vie pour lui.
Alors je me dois d’être sa voix. ». Désemparé comme le sont bien des
parents d’enfants autistes, Ben découvre qu’il est le mieux placé pour être son
porte-parole …
Car ce livre met bien l’accent sur la « cruauté
administrative » à laquelle doivent faire face ces parents déjà
émotionnellement éprouvés : comme partout dans notre monde, tout est
question d’argent … Pourquoi la municipalité dépenserait-elle des fortunes pour
l’école d’un gosse déficient ? Et croyez-moi, j’exagère à peine en
utilisant cette formulation volontairement inhumaine : les services
sociaux n’ont qu’un seul objectif, trouver la prise en charge la moins
couteuse, sans songer un seul instant à l’avenir de cet enfant différent, et
toutes les excuses, même les plus absurdes, sont bonnes pour légitimer le refus
de subvention. Ce sont des gens qui ne connaissent pas Jonah, qui ne le
comprennent pas, qui vont décider de son existence … Ben s’insurge : il
sait bien, lui, ce dont a besoin son enfant. Il sait ce qui génère ses crises d’angoisse,
il sait comment les apaiser – même si cela ne marche pas toujours. Ben aime son
garçon, même s’il ne sait pas le lui montrer, même s’il n’est jamais certain
que la réciproque soit vraie. Même si, parfois, il n’en peut plus et s’énerve
et déclare qu’il préférerait qu’il ne soit pas né, pour aussitôt regretter ses
paroles.
Une certitude s’impose en effet à Ben :
il craint les mots, « plus que tout ». Il est fort paradoxal de
constater que les mots occupent une place centrale dans ce livre dont le titre est
un mot issu du yiddish et qui signifie « silencieux, muet, sans parole ».
Jonah ne parle pas, Ben et son père Georg ne se parlent plus, et Georg –
atteint d’un cancer incurable de la gorge qui va prochainement lui ôter la
parole – raconte longuement sa vie à son petit-fils, attirant la jalousie de
Ben qui n’a jamais rien su de l’histoire familiale. Bien plus que l’autisme,
finalement, ce sont les relations pères-fils qui représentent le fil rouge de
ce roman … Ben est à la fois l’un et l’autre, et il a le sentiment d’avoir
échoué des deux côtés : malgré ses efforts, il n’a été qu’une déception
pour son père, et malgré ses efforts, il n’a pas été à la hauteur pour son
fils. La culpabilité le ronge, et pour éviter de sombrer sous ses vagues, il se
noie dans l’alcool. Son mariage lui-même va à vau l’eau : Emma n’en peux
plus d’être « la mère de son mari » … et être la mère de son fils est
également devenu un fardeau bien trop lourd à porter. Emma, on la plaint et on
la déteste en même temps : tantôt on comprend son besoin de s’éloigner de
ce quotidien mortifère, tantôt on lui en veut de laisser Ben seul aux
commandes, lui qui semble déjà avoir du mal à s’assumer seul. Ben, Emma, Georg,
tout trois ne savent finalement pas comment exprimer ce qu’ils ressentent, et
cela entraine malentendus et disputes à répétition. Ils sont liés les uns aux
autres par le seul qui se contrefichent totalement des mots pour se concentrer
sur l’essentiel : Jonah, ce petit garçon qui semble tantôt terriblement
lointain, tantôt étrangement lucide …
En bref, c’est une véritable pépite que nous
offre Jem Lester, lui-même papa d’un petit garçon autiste qui, je le devine,
lui a inspiré le comportement du petit Jonah. Mais surtout, il le dit lui-même,
ce roman « traite de l’autisme, et en même temps, de bien d’autres choses »
… et ces autres choses sont tout aussi intéressantes, bien qu’inattendues !
Shtum, c’est ce que j’appelle
un livre « brut » : la narration va à l’essentiel, elle raconte
sans détour, sans pudeur, sans fioritures ni filtres. Les phrases sont courtes,
percutantes. Les dialogues sont brefs, frappants. Pas de longues envolées lyriques
destinées à faire pleurer dans les chaumières, bien au contraire. Et,
paradoxalement, cela ne rend le récit que bien plus troublant … Shtum, c’est un roman surprenant, mais surtout, c’est
un roman bouleversant, qui ouvre une véritable réflexion sur le langage, à
travers le récit singulier de ces trois générations réunies pour la première et
dernière fois sous le même toit … Indiscutablement un livre à découvrir et à
faire découvrir !
Ce livre
a été lu dans le cadre du Tournoi des 3 Sorciers
(plus
d’explications sur cet article)