samedi 8 octobre 2022

La Perle de la Coquille - Nadia Hashimi

La Perle et la Coquille, Nadia Hashimi

 Editeur : Milady

Nombre de pages : 567

Résumé : Kaboul, 2007 : les Talibans font la loi dans les rues. Avec un père toxicomane et sans frère, Rahima et ses soeurs ne peuvent quitter la maison. Leur seul espoir réside dans la tradition des bacha posh, qui permettra à la jeune Rahima de se travestir jusqu'à ce qu'elle soit en âge de se marier. Elle jouit alors d'une liberté qui va la transformer à jamais, comme le fit, un siècle plus tôt, son ancêtre Shekiba. Les destinées de ces deux femmes se font écho, et permettent une exploration captivante de la condition féminine en Afghanistan.

 

 

- Un petit extrait -

« Les personnes qui sont frappées par la tragédie plus d'une fois, peuvent être certaines que le sort va s'acharner et qu'elle pleureront de nouveau. Le destin trouve plus facile de revenir sur ses pas. »

- Mon avis sur le livre -

 Mon arrière-grand-mère avait parait-il l’habitude de dire que certaines personnes naissaient « sous une mauvaise étoile » et étaient poursuivies par le malheur tout au long de leur existence, quoi qu’elles puissent faire pour échapper à cette « malédiction ». Elle savait très bien de quoi elle parlait : l’histoire de ma famille est parsemée de tragédies en toutes sortes, d’orphelins, de suicides, de maladies, de trahisons, de galères. Si l’on a coutume de dire que « la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit » (ce qui est faux, mais c’est une toute autre histoire), le sort, quant à lui, ne rechigne jamais à s’acharner sans relâche sur une personne ou une famille … « Ça ne peut pas être pire » devient alors la phrase à ne jamais prononcer, voire même à ne jamais penser, car inévitablement, le bref instant de répit vole en éclat et un nouveau fléau s’abat, plus cruel et dévastateur que jamais. Les choses peuvent toujours empirer : en ce qui concerne la souffrance, le monde a plus d’une corde à son arc. C’est cette terrible vérité, cette insoutenable réalité, que vont éprouver, tout au long de leur sombre existence, Shekiba et Rahima, deux jeunes femmes afghanes. Un siècle les sépare, et pourtant, ce sont les mêmes tourments qu’elles traversent, les mêmes larmes qu’elles versent : hier comme aujourd’hui, la vie est impitoyable pour les femmes afghanes …

C’est à l’âge de deux ans que le destin de Shekiba bascula irrémédiablement, lorsqu’une casserole d’huile bouillante se déversa sur la moitié gauche de son visage. « Miraculeusement », l’enfant survécut. Défigurée à jamais. Condamnée à susciter au mieux la pitié, au pire le dégout, et entre les deux, les moqueries. Choyée par ses parents, qui s’efforcent de la protéger de la haine et des insultes, protégée par ses frères ainés, qui n’hésitent jamais à distribuer quelques coups de poing à leurs camarades pour défendre leur sœur, bercée par les chansonnettes mélodieuses de sa petite sœur Aqela, Shekiba connait toutefois quelques années de bonheur. Puis le malheur réclama son dû, emportant tour à tour ses frères, sa sœur, sa mère, puis enfin son père. « Recueillie » par la famille de son père, la jeune femme est alors vendue, offerte, achetée, rendue, de mains en mains, de maisons en maisons. Sans jamais avoir son mot à dire … Rahima, elle non plus, n’a jamais été maitresse de son existence. Entourée de ses deux sœurs ainées et de ses deux sœurs cadettes, la fillette vit dans la peur perpétuelle de mettre un peu plus en colère leur père, drogué à l’opium, ravagé par la déchéance de n’avoir eu que des filles. Sur les conseils de sa tante, Rahima devient une basha posh : une petite fille que l’on « transforme » en petit garçon afin d’attirer chance et prospérité à une famille. Quelques coups de ciseaux et un pantalon enfilé plus tard, Rahima est devenu Rahim : le fils de son père. Comme tous les petits garçons de son âge, Rahim(a) peut désormais aller à l’école, jouer dans la rue, aller faire des courses pour sa mère … Mais les meilleures choses ont une fin : qu’elle le veuille ou non, Rahima est une fille. Et le jour arrive où elle sera donnée en mariage. Et où elle devra donner des fils à son époux …

« Le poids de la tradition ne s’était pas allégé entre l’époque de Bibi Shekiba et le temps présent », commente la toute jeune Rahima tandis qu’approche inexorablement le moment où elle passera des mains de son père à celles de son mari, un illustre inconnu de l’âge de son paternel, qui a déjà trois autres épouses et une jolie petite ribambelle de gamins à son actif. Terrifiée, révoltée mais pourtant résignée, Rahima sait que tout comme son arrière-arrière-arrière-grand-mère, elle ne pourra rien faire pour échapper à ce destin : comme toutes les jeunes filles afghanes, elle ne s’appartient pas à elle-même. « Donnée » en mariage en l’échange d’argent et d’opium à volonté. On attend d’elle qu’elle soit respectueuse et soumise à son mari, qu’elle accomplisse les corvées domestiques de la maison et surtout qu’elle enfante autant d’enfants que possible, et surtout des petits garçons, de fiers héritiers pour le chef de guerre. Ayant croqué à pleines dents l’insouciance et la liberté durant les années où elle fut basha posh, Rahima peine à se contenter du rôle qu’on lui ordonne de tenir. Que ne donnerait-elle pas pour redevenir un garçon, pour se libérer du carcan des traditions et des coutumes, du carcan de l’obéissance et de la soumission ! Que ne donnerait-elle pas, surtout, pour revoir les siens, ses parents, ses sœurs, sa tante : elle n’a que treize ans, et on l’a arraché à sa famille pour la glisser de force dans le lit d’un homme qu’elle se doit de satisfaire, car il a tous les droits sur elle. Car il est né homme et qu’elle est née femme …

Tandis que nous suivons les destins croisés, entremêlés, entrelacés, de ces deux jeunes femmes que l’on s’échange comme de simples marchandises, que l’on exploite comme des esclaves, nous sommes peu à peu envahis d’un effroi mêlé de stupéfaction. Comment cela peut-il arriver, aujourd’hui encore ? Comment peut-on laisser cela arriver, aujourd’hui encore ? Comment peut-on humainement, collectivement, accepter que des petites filles de douze ans soient mariées de force, vendues à des vieillards lubriques, engrossées année après année jusqu’à ce qu’elles donnent naissance à un garçon, puis négligemment négligées car devenues inutiles ? Sans avoir le droit de sortir de la maison, d’aller à l’école, d’exprimer une opinion, d’exercer un métier ? Tandis que l’on observe Shekiba et Rahima enfouir le plus profondément possible leurs rêves brisés et leurs espoirs déchus, aux côtés des souvenirs qui blessent et des révoltes qui tuent, tandis qu’on les voit progressivement se résigner, bien conscientes qu’elles ne peuvent plus rien changer à leur triste sort, on n’a finalement qu’une seule envie : entrer dans le livre et les arracher à cette affreuse existence qui n’en est pas vraiment une. On aimerait voir germer un sourire sur le visage de Shekiba, voir renaitre l’étincelle d’innocence et de joie dans le regard de Rahima : on aimerait leur redonner l’enfance que les traditions leur ont arrachés, leur donner la sécurité et la possibilité de croire en l’avenir. D’avoir un avenir. Mais à notre tour, on se sent bien impuissant : des Shekiba et des Rahima, il y en a des centaines de milliers, en Afghanistan et ailleurs. Comment aider toutes ces petites et jeunes filles mariées de force, privées de toute liberté, privées de leur existence même ? Comment réécrire leurs histoires, si semblables à celles de Shekiba et Rahima ?

Vous vous dites probablement que ce roman est d’une noirceur inouïe, vu tout ce que j’en dis … Et c’est vrai que ce n’est pas un roman qui donne le sourire : il dépeint sans détour les outrages subis par ces femmes à l’autre bout du monde, il assène sans relâche cette affreuse réalité dont nous n’avons que peu conscience (et que, peut-être, inconsciemment, on préférerait ignorer, car on sent bien qu’on n’est plus légitime dans nos petites lamentations futiles, ensuite … et qu’on aime se plaindre et être plains, plus que plaindre les autres). En lisant ce livre, on ne peut faire semblant, on ne peut plus feindre qu’on ne sait pas, qu’on ne se rend pas compte. Car ce livre, avec pourtant une certaine délicatesse, ressemble à une flèche bien pointue qui vient se planter tout droit dans notre petit cœur, le pulvérisant en des myriades de petits morceaux, autant de larmes versées sur le sort de ces deux pauvres enfants, et de toutes les pauvres enfants qui se cachent derrière elles. Certaines scènes sont très dures, très rudes, elles prennent aux tripes, elles serrent la gorge. Certains passages sont saisissants, bouleversants, déchirants. Et pourtant … et pourtant, ce qui ressort de ce roman, étonnement, ce n’est pas (que) de la noirceur. C’est même, incroyable mais vrai, un roman que je qualifierais de lumineux. Cela tient peut-être à la plume, indiscutablement poétique et sublime, de l’autrice : c’est enchanteur, envoutant, un peu comme une petite volute d’encens qui tourne sur elle-même avant de s’envoler en arabesques insaisissables. Cela tient peut-être à la personnalité de nos deux jeunes héroïnes, qui derrière leur résignation cachent un grand courage et une force qu’elles ignorent elles-mêmes … ainsi qu’une grande bonté. Elles auraient eu toutes les raisons du monde d’être aigries et malveillantes, comme beaucoup d’autres autour d’elles, mais elles ont su gardé cette grandeur du cœur … ce qui les rend d’autant plus attachantes !

En bref, vous l’aurez bien compris, c’est un roman qui m’a énormément chamboulée ! Assez inclassable finalement, entre conte familial et reportage : on ne sait pas vraiment sur quel pied danser. J’ai beaucoup aimé comment l’histoire de Shekiba, relatée visite après vite par sa tante, aidait Rahima à supporter son morne quotidien, et lui a même donné la force de prendre sa propre vie en main, quels qu’en soient les dangers : il y a vraiment ce petit côté quasi-mythologique dans l’histoire de Shekiba qui la rendrait presque « irréelle ». Et pourtant, on sent bien que le destin de Shekiba est tout aussi véridique que celui de Rahima, et il y a alors ce petit côté presque « documentaire », comme si l’autrice retranscrivait tout simplement ce qu’elle voyait, sans rien y ajouter de romanesque. Il y a d’un côté la tendre légèreté de l’heure du conte, de l’autre la sombre réalité de notre monde. Et cette ambivalence est selon moi ce qui fait toute l’âme de ce récit, de ces récits fort joliment noués l’un à l’autre. C’était vraiment émouvant … mais je dois bien avouer garder tout de même une légère préférence pour le roman jeunesse de l’autrice, Ma vie de Basha Posh : sans pouvoir expliquer vraiment pourquoi, j’en garde vraiment un souvenir impérissable, et j’ai donc parfois eu du mal à « faire de la place » pour ce roman-ci. C’est pour cela que je conseille vraiment de lire les deux : déjà parce que le personnage de Rahim(a) fait comme un pont (ou un arc en ciel) entre les deux récits, et ensuite parce que selon la sensibilité du lecteur, ce sera plutôt l’un ou plutôt l’autre qui sera le plus poignant !

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