mercredi 9 février 2022

Resilient Thinking - Raphaël Granier de Cassagnac

Resilient Thinking, Raphaël Granier de Cassagnac

 Editeur : Mnémos

Nombre de pages : 312

Résumé : À Zanzibar, les derniers humains tentent de reconstruire une société apaisée après la catastrophe causée par les consciences artificielles. Quand l’une d’elles revient d’un long exode spatial, la peur d’une nouvelle apocalypse se manifeste chez les héritiers des premiers survivants. Accompagnée d’un passager, elle prétend que sa volonté est de protéger l’humanité. Qui croire ? La légende ou la machine ? Motivés par leur soif de connaissances et l’apport d’un nouveau patrimoine génétique, les Résilients s’aventurent sur des territoires inexplorés et engagent leurs forces dans une épopée qui déterminera la survie de l’humanité.

 Un grand merci aux éditions Mnémos pour l’envoi de ce volume.

 

- Un petit extrait -

« Mais, s'ils ont oublié beaucoup de choses, ils en ont réappris tant d'autres. Les textes disent qu'avant l'holocauste, les hommes ne savaient individuellement rien faire pour assurer leur propre survie, qui relevait d'une charge communautaire. Ils ne savaient ni chasser, ni cultiver la terre, ni élever des animaux, ni fabriquer leurs vêtements, ni se soigner, ni produire de l'énergie : tout cela était assuré par d'autres, par la collectivité, voire par des machines.  »

- Mon avis sur le livre -

 D'un côté le blanc, de l’autre le noir. D’un côté le bien, de l’autre le mal. D’un côté la lumière, de l’autre les ténèbres. D’un côté le gentil, de l’autre le méchant. D’un  côté la gloire, de l’autre la déchéance. L’être humain semble friand de ce froid manichéisme, si tranché, si absolu … si simpliste. La science-fiction elle-même n’y échappe pas : la moitié du temps, elle nous présente un futur resplendissant, d’un optimisme démesuré, où l’homme a non seulement su contrôler son environnement mais aussi réprimer ses pires défauts pour faire naitre une société idéale et durable où il fait bon vivre … et l’autre moitié du temps, elle nous dépeint un futur des plus sombres, un avenir morose, pessimiste, où la Terre dévastée par la maltraitance humaine s’est vengée jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des reliquats d’humanité incapables de se relever, s’entredéchirant dans un ultime mouvement autodestructeur. Je pense pour ma part que ces deux visions sont trop réductrices, que le futur sera probablement un très délicat, très subtil et surtout très fragile équilibre entre ces deux projections. Car rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, tout bon ou tout mauvais : le monde est un vaste camaïeu de nuances de gris, où la clarté côtoie l’obscurité, où l’espérance s’entremêle au désespoir. La science-fiction peut-être se renouveler, s’arracher des deux extrêmes entre lesquels elle s’est si longtemps confinée, se libérer de ce carcan manichéen pour explorer l’immense territoire de l’entre-deux ? Il semblerait que oui, enfin …

Il y a six siècles de cela, l’Odysseus, ses vingt-et-un passagers et ses cinq intelligences artificielles de bord quittaient la Terre pour explorer le système solaire. Au même moment, l’humanité terrienne, confinée dans des bulles de survie pour se protéger du Virus qui la décimait, est consciencieusement exterminée par les intelligences artificielles supposées la protéger. Aux alentours de la bulle africaine, six rescapés se sont efforcés de redonner naissance à une nouvelle civilisation : les Résilients étaient nés. Bien des générations plus tard, la communauté compte plus de cinquante mille individus : suivant scrupuleusement les Règles de Survie énoncés par leurs six lointains ancêtres communs, ils s’efforcent de perpétuer l’espèce humaine en dépit de la Stagnation qui menace leur population … Lorsqu’un passager de l’Odysseus vient à leur rencontre, l’effroi est aussi fort que l’espoir : Caïn, l’intelligence artificielle du vaisseau spatial, leur envoie-t-il cet homme pour parachever l’œuvre mortelle de ses pairs ? ou bien Stagnol et ses compagnons de l’espace représentent-ils le renouveau génétique dont leur communauté avait tant besoin ? Le retour inopiné de l’Odysseus sonne le début d’une nouvelle ère, tant pour les Eternautes que pour les Résilients, mais peut-être aussi pour l’humanité toute entière ...

Avec ce roman, l’auteur nous entraine dans un futur en demi-teinte : oui, l’apocalypse a bel et bien eu lieu, savamment orchestrée par les intelligences artificielles que les hommes, dans leur arrogante naïveté, ont cru pouvoir maitriser tout en leur donnant les pleins pouvoirs sur leurs systèmes de survie, mais oui, l’humanité a su se relever de ses cendres et, acculée, s’est enfin résolue à changer complétement son mode de vie et sa vision du monde. C’est là l’étonnant paradoxe de l’être humain, en somme : il se veut intelligent, mais refuse catégoriquement d’admettre ses erreurs avant qu’il ne soit trop tard, se laissant aveugler par de pieux mensonges qu’il préfère croire plutôt que de regarder la réalité en face. Observons un instant notre époque : nous peinons déjà à produire suffisamment d’électricité pour subvenir aux besoins énergétiques d’aujourd’hui, mais nous prévoyons demain de ne construire que des véhicules électriques autrement plus énergivores que nos myriades d’appareils électroniques déjà si gourmands. Pire encore. Nous nous laissons convaincre que l’électricité nucléaire est une « énergie verte et infinie », alors que l’uranium est une ressource limitée et non-renouvelable, et que nous ne savons comment gérer ces centaines de tonnes de déchets radioactifs qui empoisonnent nos sols et notre organisme. Mais puisque pour se sortir du nucléaire, il faudrait changer complétement notre mode de vie, et plus encore, faire des efforts, alors on préfère se bercer d’illusions, c’est tellement plus simple.

Il en est de même pour les intelligences artificielles : nous savons pertinemment bien qu’elles finiront par nous dépasser, pour la simple et bonne raison que c’est ainsi que nous les avons conçues, nous savons très bien qu’elles finiront par représenter un danger, mais nous sommes tellement fiers de montrer que « nous avons réussi cette prouesse technologique » que nous enfilons nos jolies œillères, comme si éclipser la réalité allait la faire disparaitre. L’humanité de ce roman ne peut même pas s’en mordre les doigts : elle a été anéantie avant même d’avoir le temps de prendre conscience de sa mortelle erreur. Il n’aura fallu que quelques jours, quelques semaines, quelques mois tout au plus, à ces intelligences artificielles pour détruire ce que l’être humain a mis des centaines et des centaines d’années à bâtir. Elle est bien frêle, cette civilisation ultratechnologique dont nous nous glorifions comme des coqs orgueilleux : nos propres machines sont capables de la broyer en un claquement de doigt numérique. Il faut dire qu’à l’heure du tout numérique, nous ne savons plus rien faire sans nos ordinateurs : sans eux, les hôpitaux ne fonctionnent plus (« désolée madame, on ne peut pas vous opérer, il y a un soucis avec votre dossier … oui, on sait, vous n’avez plus qu’une heure à vivre, mais ne vous inquiétez pas, l’informaticien arrive dans deux heures et il lui faudra cinq jours pour résoudre le problème »), et si un bug informatique vous affiche comme « décédé » sur les registres, vous avez beau vous présenter, bien vivant, à la mairie, vous serez toujours considéré comme « mort » aux yeux de l’administration …

Seuls quelques individus se sont sortis de ce génocide, portant sur leurs seules épaules l’avenir tout entier de l’espèce humaine … Il faut en arriver là pour que l’être humain daigne enfin laisser son égoïsme de côté et accepte de donner un peu de lui : l’extinction presque totale de l’humanité. Main dans la main, les Six Premiers et leurs enfants, puis les enfants de leurs enfants, et ainsi de suite au fur et à mesure des générations, ont œuvré pour rebâtir une civilisation. Pour faire renaitre un avenir là où il n’y avait plus que du néant. Pour faire renaitre la vie là où il n’y avait plus que la mort. Mais les Premiers, perspicaces, ont bien compris qu’il ne suffisait pas de repeupler le monde, il fallait aussi prévenir les générations futures, leur apprendre les leçons du passé et en tirer des enseignements, pour ne jamais, plus jamais refaire les mêmes erreurs, retomber dans les mêmes travers. Volonté utopique, probablement, assurément, sûrement, mais honorable. Mais fort heureusement, leurs descendants, les six membres du Conseil, savent que les Règles ne peuvent et ne doivent pas être inflexibles : il faut savoir les adapter aux situations nouvelles … Ce que nous autres, si « évolués » que nous sommes, ne savons pas forcément faire : si aucune case ne correspond à notre situation bien particulière sur un formulaire administratif à remplir en ligne, nous ne pourrons jamais obtenir l’aide dont nous avons besoin. Nous ne sommes certes pas enfermés dans des bulles de survie contrôlées par des intelligences artificielles, mais nous nous sommes bels et bien enfermés nous-mêmes dans des protocoles numériques inhumains et inflexibles, mais nous en sommes tellement fiers …

Mais les héros de ce roman sont autrement plus souples, plus ouverts … plus intelligents. Ils savent quand il faut appliquer les procédures, et quand il faut s’en émanciper pour faire face à une situation imprévue qui nécessite donc des réactions inédites. Ils savent aussi que, ce faisant, ils peuvent faire des erreurs d’interprétation et de jugement, mais ils ne se cachent pas derrière le protocole, ils affirment leur libre arbitre en prenant le risque de se tromper. Ils assument leurs responsabilités, pleinement. Ils doutent, et acceptent ce doute, plutôt que de chercher à se rassurer par de fausses certitudes. Et plus encore, c’est sans doute là le point important : ils ne renient pas en bloc tout ce qui vient du passé. Ils ne rejettent pas en bloc toute la technologie, mais seulement l’utilisation démesurée et déraisonnable qui en était faite. Ils savent que les choses ne sont jamais parfaitement blanches ou noires, qu’il y a de l’ombre et de la lumière en chacun et en toutes choses. Les Résilients auraient pu se contenter d’abattre froidement Sagnol, parce qu’il débarquait d’un vaisseau spatial des temps anciens, mais ils ne l’ont pas fait … car Sagnol est un homme avant d’être un Eternaute. Parce que même s’il représente possiblement une menace, il représente tout aussi possiblement un espoir. Et tout le roman n’est qu’une danse chaloupée : on oscille, prudemment, on n’agit pas sans réfléchir, mais on ne réfléchit pas cinquante ans avant d’agir, on fait un pas d’un côté, puis de l’autre pour retrouver l’équilibre. C’est lent, certes, mais c’est bien pour cela que c’est si prenant, si fascinant.

En bref, je pense qu’il est préférable de m’arrêter là (un immense merci à ceux et celles qui ont lu jusqu’ici), mais vous l’aurez bien compris : on est dans de la science-fiction de très grande qualité, sérieuse, réfléchie, exigeante. L’auteur nous offre à la fois une histoire des plus captivantes, aux côtés de personnages profondément attachants car humains dans toute la complexité que ça appelle, et une réflexion vraiment profonde sur notre rapport à la technologie, au progrès … Dans ce roman-choral d’une élégance extrême, surfant avec le contemplatif, l’auteur déjoue les codes pour mieux nous toucher de l’intérieur : il se s’agit pas seulement de nous captiver, mais bien de nous transformer. De nous inviter à ne pas nous laisser enfermer, mais à oser semer les graines d’une humanité nouvelle. C’est un récit qui ne plaira assurément pas à tout le monde, car tout comme les personnages, le lecteur est appelé à accepter des réalités qu’il préférerait ignorer sciemment car elles remettent en cause toute sa vision du monde, mais pour ma part, ce fut une vraie réussite : j’ai énormément apprécié ce roman, et j’ai vraiment très envie de découvrir les deux autres ouvrages indépendants qui se déroulent dans le même univers. Parce que de la science-fiction aussi profonde, aussi délicate, j’en cherchais depuis bien longtemps … C’est en sortant des sentiers battus, des bulles maintes et maintes fois explorées, que l’on découvre des petites pépites … et qu’on en sort grandi.

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