samedi 13 février 2021

Les petits orages - Marie Chartres

Les petits orages, Marie Chartres

 Editeur : l’école des loisirs

Nombre de pages : 276

Résumé : Depuis un an, la vie de Moses Laufer Victor a changé. Il y a les signes extérieurs, la jambe blessée, les boutons qui explosent sur son visage comme des volcans, et la rage incontrôlée qui s’exprime comme elle peut. Il y a les choses qui restent en lui, les souvenirs de l’accident, les mots qu’il n’arrive plus à dire avec ses parents, qui sont comme des orages en dedans. Et puis, il y a tout ce que l’on ne connaît pas encore. Un jour, au lycée, arrive Ratso, un Indien. Il a ses secrets lui aussi, il a sa colère. Mais il a surtout besoin que Moses l’accompagne à Pine Ridge, pour rendre visite à sa sœur.

 

- Un petit extrait -

« Le ciel s'assombrissait de plus en plus. Le vent soufflait obstinément et des vols de petits oiseaux tourbillonnaient dans les airs comme des confettis. Contrairement à ce qu'avait annoncé la météo le matin même, l'orage n'avait toujours pas éclaté. C'était bizarre parce que, au fond de moi, je l'attendais. Je le ressentais physiquement : j'avais besoin d'entendre tonner, j'avais besoin de voir les éclairs illuminer le ciel noir, j'avais besoin que ça gronde et que ça hurle. Ensuite, venait toujours l'apaisement et alors le ciel n'était jamais aussi beau, l'air jamais aussi pur et frais qu'à cet instant-là, comme lavé, purifié. Et on se sentait léger, soulagé et presque libéré. Parce que le ciel avait fait quelque chose pour nous.  »

- Mon avis sur le livre -

 L’une des premières choses que j’ai fait en arrivant dans ma nouvelle maison, c’est de disposer quelques livres sur une étagère, ridicule simulacre de bibliothèque mais réconfort bienvenu pour la grande lectrice que je suis : je ne me sens pas tout à fait chez moi tant que je n’ai pas quelques ouvrages à ma disposition dans ma chambre. Alors même que je dors entourée de centaines de cartons et de meubles démontés, alors même que nous n’avons pas encore d’évier et sommes obligés de faire la vaisselle dans la baignoire, la vie est douce car j’ai le petit plaisir quotidien de contempler ces quelques étagères remplies de romans : le choix est maigre, mais il a le mérite d’exister. Et surtout, cette petite sélection soigneusement sélectionnée au moment de tout mettre en cartons me donne la possibilité de me concentrer sur tous ces livres dont je ne cessais de repousser la lecture, alors même qu’ils me donnaient atrocement envie. C’est particulièrement le cas des romans reçus via l’abonnement Medium Max de ces dernières années, qui m’intriguaient particulièrement mais que je ne glissais jamais dans mes piles à lire mensuelles … ce qui était une fort grossière erreur !

Nuit après nuit, le même cauchemar hante le sommeil de Moses Laufer Victor Léonard : les douloureux souvenirs du terrible accident de voiture, et les non moins cruelles réminiscences de la vie d’avant. Chaque matin, quand il se réveille, il doit faire face à la douloureuse réalité : plus jamais il ne marchera sur ses deux jambes intactes, il sera toujours le boiteux du coin, appuyé sur sa béquille, aux côtés de sa mère désormais rivée à son fauteuil roulant, poursuivi par le regard sombre et accusateur de son père qui ne lui adresse plus la parole. Si seulement ses parents ne l’avaient pas affublé de ce nom à coucher dehors, si seulement il n’était pas plus boutonneux qu’un clavier d’ordinateur, il pourrait au moins profiter de son statut d’estropié pour s’attirer la sympathie des jolies filles, mais non, sa seule compagnie, c’est un gosse de douze ans qui ne s’intéresse à lui que parce qu’il l’aide à compléter sa collection de cartes de jeux de rôle … Jusqu’au jour où Ratso débarque dans sa classe, pile le jour où il présente son semblant d’exposé sur les réserves indiennes, s’attirant la colère de ce colosse amérindien qui semble lui aussi avoir bien des fardeaux à porter …

Je découvre avec ce roman une autrice hautement talentueuse, qui manie les mots avec beaucoup  de poésie et de délicatesse. Elle nous offre ainsi une histoire douce-amère, tantôt profonde et émouvante, tantôt burlesque et hilarante. Il ne s’agit ni de faire pleurer dans les chaumières, de nous faire plaindre Moses et Ratso, ni de nous faire rire à leur dépend en réduisant à néant leur souffrance respective. Rien de tout cela. Il s’agit tout simplement de nous inviter à marcher, à claudiquer plutôt, à leurs côtés, de les accompagner dans ce long cheminement initiatique dont ils reviendront l’un comme l’autre plus apaisé. Car la culpabilité les rongent chaque jour un peu plus, et la colère enfle en eux comme des nuages d’orage prêts à déverser leur foudre sur le monde. Moses en veut au monde entier : à sa mère qui s’obstine à tout prendre avec le sourire alors qu’il lutte sans cesse contre les larmes, à son père qui refuse de croiser son regard alors qu’il a tant besoin de lui, à ses camarades de classe qui continuent à caracoler comme des chevreaux alors qu’il traine derrière lui sa jambe estropiée … et surtout à lui-même, responsable de tout ce merdier. Alors quand Ratso et toute sa douleur réprimée débarquent sans crier gare, c’est comme s’il rencontrait la seule personne au monde capable de le comprendre sans avoir besoin de parler …

Ce roman, c’est donc le road-trip quelque peu déjanté – la faute à une poubelle sur roues qui a oublié qu’elle est supposée être une voiture – de deux écorchés de la vie, deux adolescents que tout oppose mais que la souffrance a réuni. Il y a les cicatrices extérieures et les cicatrices intérieures, il y a la jambe qui va à vau l’eau, l’abdomen suturé, et il y a la culpabilité, la tristesse, la révolte. Car il y a de quoi être révolté en accompagnant Ratso dans la réserve de Pine Ridge, en constatant la misère dans laquelle sont plongées ces populations que les Blancs ont asservis pour s’approprier leurs terres, leur interdisant de parler leur langue natale et de célébrer leurs cérémonies rituelles. La culture amérindienne, si riche et si profonde, menace à tout instant de se déliter, de de dissoudre dans le néant, noyée sous les clichés que véhiculent nos croyances populaires et étouffée par l’indifférence et l’ignorance. Il y a de quoi être chagriné en ressentant la peine de Moses, qui ne sait pas comment exprimer son désarroi, ses remords, qui ne parvient pas à faire le deuil de sa mobilité d’antan. La littérature est tellement emplie « d’handicapés courage » que ça fait étrangement du bien de croiser le chemin de Moses qui n’affronte pas cette épreuve la tête haute.

Mais le plus beau dans tout cela, c’est vraiment que malgré toutes ces souffrances, c’est un livre intensément lumineux que nous offre l’autrice. Il y a d’abord la légèreté de la plume, cette poésie délicate qui ne s’attarde pas sur les peines mais exprime à tout instant la beauté des petites choses du quotidien. Et il y a cet humour, discret mais irrésistible, qui prend le pas sur la tristesse : ces situations hautement improbables qui débarquent comme un cheveu sur la soupe aux moments les plus inattendus, ces dialogues totalement farfelus mais étrangement si profonds. Parce que la vie, c’est aussi ça : l’absurdité. La vie n’a parfois ni queue ni tête. Et à trop en chercher le sens, on finit par passer à côté de l’essentiel. C’est dans cette drôle d’amitié, à la fois si surprenante et si évidente, que nos deux compagnons de route vont réussir à panser leurs bleus au cœur et à l’âme, eux qui jusqu’à présent ne survivaient qu’en se liguant contre le monde entier. Au fil de leurs mésaventures, ils se retrouvent eux-mêmes, non pas seulement dans leurs blessures mais bien plus dans leur formidable capacité à s’étonner et s’émerveiller des petits riens, à se laisser surprendre et à accepter ce qui n’était pas prévu ni prévisible. Il y a la joie bien enfouie sous la douleur, mais tellement forte qu’elle transparait dans un bout de prairie ou dans un ciel étoilé. Voilà ce qui attend nos héros et le lecteur : la beauté, le bonheur.

En bref, vous l’aurez bien compris, c’est vraiment un magnifique ouvrage que signe ici l’autrice, un vrai régal pour le lecteur qui va vivre par procuration cet étonnant road-trip aux côtés de ces deux adolescents malmenés par la vie mais soudés par une étrange amitié. C’est un livre qui aborde sans détour des thématiques ô combien difficile – le quotidien des lakotas opprimés, la dure reconstruction après un drame familial, la culpabilité qui s’insinue partout – mais qui, pourtant, a su rester profondément radieux. L’autrice a vraiment su trouver ce très délicat équilibre entre en faire trop et en faire pas assez : elle ne tombe jamais dans le pathos à outrance, mais n’éclipse pas non plus la douleur. Elle nous offre un récit captivant, palpitant, émouvant, poignant, hilarant, tout à la fois. On savoure chaque page de ce roman éblouissant, qui m’a fait voyager et rêver, qui m’a ôté comme un petit poids sur le cœur. C’est donc un ouvrage qui, à mes yeux, mérite vraiment d’être plus connu, car c’est un vrai petit bijou qui fait vraiment du bien au moral, aussi étonnant que cela puisse paraitre. Une vraie réussite, donc, pour ce roman incroyablement bien écrit !

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