samedi 25 juin 2022

Lou après tout, tome 2 : La communauté - Jérôme Leroy

Lou après tout2, Jérôme Leroy

La Communauté

 Editeur : Syros

Nombre de pages : 482
Résumé : Épuisée, Lou revient vers la mer afin de se laisser mourir sur la plage où Guillaume lui a appris à nager. Marchands d’esclaves, pillards, Entre-Deux… avec son lot d’horreurs, la vie d’après le Grand Effondrement mérite-t-elle que l’on se batte encore pour elle ? Plusieurs rencontres inattendues amènent Lou à continuer, malgré tout. Chez les Wims, elle découvre une communauté harmonieusement organisée sous l’autorité d’un Délégué. Et puis, il y a Amir… Une promesse d’apaisement, enfin. Lou le savait pourtant bien : c’est au moment précis où l’on baisse la garde que surviennent les pires dangers.

 

- Un petit extrait -

« Finalement, l'histoire aura été très courte avant la fin du monde. On dirait que tout s'est accéléré au vingtième siècle, et qu'au vingt et unième, dès les années 2010, tout le monde a compris que ça allait s'arrêter d'une manière ou d'une autre, mais la plupart des gens faisaient semblant de regarder ailleurs ou espéraient qu'en fermant les yeux, ils allaient éviter le cauchemar. »

- Mon avis sur le livre -

 «  Trop penser au passé, c'est le meilleur moyen d'y passer » : telle est la devise commune, la certitude partagée des survivants du Grand Effondrement, qu’ils vivent en solitaires ou réunis en communautés. Dans ce monde dévasté où rodent d’innombrables dangers – Bougeurs et Cybs, mais également pillards et charognards –, pas question de se laisser distraire ne serait-ce qu’une seconde par les souvenirs de sa vie d’avant, et encore moins de se laisser abattre, décourager, par la nostalgie, la mélancolie, que font irrémédiablement naitre ces réminiscences. Pour rester en vie, il ne faut jamais regarder en arrière, jamais songer à ce qui a été, à ce qui aurait pu être ou ne pas être. Seuls comptent le présent et ses exigences purement matérielles : trouver de quoi se nourrir, se vêtir, se soigner, se protéger, un endroit sûr pour dormir, se réchauffer, se cacher. Survivre, jour après jour, au jour le jour. A quoi bon remuer, ressasser sans cesse le passé ? On ne peut plus rien y changer et impossible d’y retourner. Le présent est tel qu’il est et il faut faire avec ce qu’on a. Ou ce qu’on n’a pas. Ce qu’on n’a plus … Dévastée par la perte de Guillaume, Lou n’arrive plus à obéir à ces préceptes. A chaque pas qu’elle fait en direction de la mer, là où ils ont été si heureux tous les deux, la jeune femme se laisse envahir un peu plus par les souvenirs de ces treize dernières années … mais aussi par la culpabilité et l’envie croissante de tout laisser tomber, de baisser les bras. D’aller rejoindre Guillaume, où qu’il soit : c’est forcément mieux qu’ici, sans lui ...

Lou est une enfant de l’apocalypse : elle n’a rien connu d’autre que ces errances continuelles, baluchon sur le dos, arme à la main, l’œil aux aguets, le corps contusionné, dans le froid, la faim, la soif et la peur. Survivre est une seconde nature chez elle. Elle aurait pu, comme bien d’autres gosses livrés à eux-mêmes dans ce monde cauchemardesque, devenir une enfant sauvage, un animal farouche et féroce dans la peau d’un petit humain décharné. Elle aurait pu également, comme de nombreux autres, être vendue sur un sinistre marché d’êtres humains, comme enfant de substitution dans le meilleur des cas, comme esclave la plupart du temps, voire même parfois comme nourriture … Mais Lou a eu la chance, inouïe et inestimable, d’être recueillie par Guillaume. Lui-même encore adolescent, au cœur et à l’esprit encore envahis d’idéaux et de poésie. Tantôt si lucide, si avisé, tantôt si naïf, si candide. Il n’était pas fait pour le monde d’Avant, mais il était encore moins armé pour celui-ci. Et pourtant, il s’est occupé d’elle, il a veillé sur elle, comme un père, comme un frère, comme un ami. Il ne s’est pas contenté de lui apprendre comment survivre dans ce monde meurtrier, il lui a également appris à lire, à aimer la littérature en général et la poésie en particulier, à savoir reconnaitre la beauté et la bonté, la paix et la justice, l’honnêteté et la douceur. Lou est une enfant du chaos, Lou est une survivante, mais Lou est aussi et surtout un cœur et un esprit libres, indomptés et indomptables. Lou n’est pas du genre à se laisser mener par le bout du nez, à se laisser aveugler par qui ou quoi que ce soit …

Et pourtant. Pourtant l’amour fait faire de drôles de choses … Le cœur brisé par la mort de Guillaume, l’esprit dévoré par la solitude et l’horrible sentiment d’être responsable de cette mort, Lou a perdu toute force et toute envie de lutter : à quoi bon s’acharner, si c’est pour passer le restant de ses jours à errer comme une âme en peine, trainant derrière elle comme un boulet cette souffrance infernale ? Maintenant que Guillaume n’est plus là, rien ne la retient plus en vie : il était le centre et le pilier de son existence, et elle ne sait pas comment vivre sans lui. Elle ne veut pas vivre sans lui, elle ne veut pas vivre seule avec son souvenir. Par amour, Lou la survivante ne demandait rien de plus que de laisser venir la mort, voire même de se jeter dans ses bras. Et puis, Cesaria et Amir sont arrivés. La petite fille, orpheline, esseulée, à qui elle vient de sauver la vie. Et le jeune homme, tendre, attentionné, qui vient de lui sauver la vie. Celle qui avait terriblement besoin d’elle. Celui dont elle avait terriblement besoin. Deux rencontres salvatrices, qui redonnent un sens à sa vie. Qui lui redonnent envie de vivre. Mais aussi la force d’espérer. De croire que le bonheur existe, qu’il est peut-être à portée de main, et qu’elle le mérite. Qu’il ne tient qu’à elle de le saisir, de le laisser la saisir … Par amour, Lou va se laisser entrainer là où Guillaume ne l’aurait jamais, ô grand jamais laissé aller : au sein d’une communauté. Car Guillaume, lui, savait très bien qu’il ne faut jamais se laisser aveuglé par ce qui est trop beau pour être vrai … car justement, il ne l’est jamais, vrai. Et Lou ne va pas mettre bien longtemps avant de retrouver la vue ...

Comme beaucoup avant elle, Lou va donc dans un premier temps se laisser bercer, se laisser berner, par les beaux discours du Délégué, par les belles promesses de la Charte et du slogan de la communauté : « reconstruire dans la fraternité ». Faire renaitre de ses cendres un monde plus sûr, un monde plus juste, un monde plus beau. Mais contrairement à la majorité, Lou va assez rapidement comprendre que la réalité est bien moins reluisante, que la véritable volonté de ce fameux Délégué est seulement d’assouvir sa soif de pouvoir, de contrôle absolu sur ces pauvres hères trop désespérés pour se rendre compte que la seule chose qu’il souhaite véritablement reconstruire, c’est un monde où il règnera en maitre. Tout ce qu’ils voient, tout ce qui leur importe, c’est qu’ils n’ont plus à craindre le lendemain, qu’ils mangent à leur faim, qu’ils ont un toit sur la tête, qu’ils sont en sécurité … et que tout cela repose entièrement dans les mains d’un autre. Pour eux, comme pour beaucoup de nos contemporains d’ailleurs, cela justifie amplement de se laisser dépouiller de sa liberté, de devoir se plier à toutes les règles, y compris les plus injustes et inhumaines. Cela justifie de ne pas avoir le droit d’épouser qui ils veulent, de se voir imposer son travail en fonction de son sexe, de ne pas même avoir le droit de quitter la communauté s’ils le désirent. De ne pas avoir le droit d’exprimer ses propres opinions ou d’être en désaccord avec les décisions et les projets du Délégué. Il suffit finalement de peu de choses pour que l’homme s’asservisse volontairement à un tyran – d’autant plus dangereux qu’il ignore lui-même l’être, trop enfoncé dans sa propre folie mégalomane pour se remettre en question.

Lou, quant à elle, refuse de se laisser dicter sa conduite. Refuse de laisser un illustre inconnu, aussi « bienveillant » et « important » soit-il, contrôler sa vie. Ses décisions, elle entend bien les prendre seule, sans avoir à demander l’approbation d’un quelconque Conseil, sans avoir à suivre les ordres d’un quelconque Délégué. Sans avoir à craindre les sanctions si ses actes, ses paroles, ses pensées mécontentent ce-dit Délégué : Lou refuse de remplacer une peur par une autre. Ce que veut Lou, ce n’est plus survivre, c’est vivre. Aimer. Rêver. C’est sentir le sable sous ses pieds, la petite paume de main de Cesaria dans la sienne, les lèvres d’Amir sur les siennes. C’est ressentir enfin tout ce qui lui a été arraché par le Grand Effondrement, par cette apocalypse qu’elle a subi sans y être pour rien, comme tous les gosses de son âge, qui vivent l’enfer parce que les générations précédentes n’ont rien fait pour l’empêcher. Lou, enfant de l’apocalypse, victime de l’inaction, agneau sacrificiel de l’humanité qui, tout comme les survivants s’interdisent de songer au passé, a tout fait pour ne pas penser au lendemain. En se disant que, si on n’y pense pas, il n’arrivera pas. En se disant que cela ne nous concerne pas, qu’on ne peut de toute façon plus rien faire, que ça ne vaut pas la peine de se prendre la tête avec ça, de se gâcher la vie pour ça … Et ce faisant, c’est la vie de Lou, d’Amir, de Cesaria, de tous les enfants à venir qui subiront l’apocalypse que nous aurons déclenché, que nous gâchons. Et la colère de Lou, elle nous pointe du doigt. Et sa quête, elle, devient l’espace d’un roman notre seule et unique raison de vivre …

En bref, vous l’aurez bien compris : une nouvelle fois, l’auteur nous offre un récit qui prend aux tripes. Entre noirceur poisseuse et délicate lueur, le tableau du futur dépeint par ce roman est tout en clair-obscur : il y a d’un côté l’effrayante bestialité de l’homme, avide et sauvage, et de l’autre, la tendre innocence de deux enfants qui s’aiment, la douce insouciance d’une enfant qui rêve. Et c’est pour eux que ce monde mérite d’être sauvé : pour tous ceux et celles qui n’ont jamais fait de mal à personne et qui ne demandent rien de mieux que de pouvoir vivre dans la paix et la joie, dans la justice et la bonté. Je sais que certains lecteurs ont reproché au premier tome d’être trop sombre, trop pessimiste, trop dur, d’insister trop lourdement sur ce qu’il y a de mauvais en notre pauvre monde … Qu’ils soient rassurés, ce tome distille par-ci par-là quelques bribes de lumière, quelques graines d’espérance : oui, le monde courre à sa perte, mais peut-être que de ses cendres pourra renaitre un monde meilleur. Peut-être que l’humanité, ou du moins une partie, sera capable d’apprendre des erreurs du passé pour ne plus les commettre à nouveau, sera capable d’inventer une nouvelle façon de vivre au lieu de chercher à reproduire ce qui était auparavant. Ce roman, étonnement poétique, donne vraiment envie d’y croire, mais ne sombre heureusement pas dans la mièvre utopie : on se rend bien compte que ce vœu risque d’être pieux, que la cruauté et l’égoïsme humains ne disparaitront jamais, et gagnent bien souvent face à la tendre Douceur des idéalistes … Une chose est sûre désormais, le troisième et dernier tome promet d’être plus sublime encore !

samedi 18 juin 2022

Dan et Célia : Les jumeaux d'Autremonde, tome 1 : L'impossible mission - Sophie Audouin-Mamikonian

Dan et Celia : Les jumeaux d’AutreMonde1, Sophie Audouin-Mamikonian

L’impossible mission

 Editeur : XO

Nombre de pages : 373
Résumé : Celia et Dan, les jumeaux de Tara Duncan et de Caliban Dal Salan, ont grandi sur Terre, loin des turpitudes d’AutreMonde. Pour suivre les traces de ses légendaires parents, Dan n’invente rien de mieux que de se laisser kidnapper. Où se trouve-t-il ? Personne ne le sait. Jusqu’à ce message reçu par Tara et Cal : leur fils sera exécuté s’ils entreprennent la moindre recherche ! Mais Celia, elle, a les mains libres. Accompagnée par Luck et Dred, la discrète jeune fille est bien décidée à sauver son jumeau.

 

- Un petit extrait -

« – Bon sang ! grogna Danviou en frottant ses épais cheveux blonds, nos parents vont nous tuer. Réussir à se faire kidnapper deux fois en quelques jours ! Je crois qu’on a battu leur record !

Selenba ne put s’empêcher de ricaner.

— Je te le confirme. Même Tara n’a pas réussi ce coup-là, et pourtant, crois-moi, Magister et moi, on lui a mené la vie dure. Et je ne te parle même pas de ses autres ennemis ! Ta mère avait une vraie propension à attirer les ennuis. De Gros Ennuis.

Les majuscules étaient bien accentuées dans sa dernière phrase.

— Nous n’avons peut-être pas hérité de la magie de notre mère, soupira Celia, mais, en revanche, il me semble clair que provoquer les ennuis, ça, c’est dans nos gènes. »

- Mon avis sur le livre -

 Ainsi que je l’ai déjà dit auparavant, l’annulation du « cycle » Tara et après un seul et unique opus a été plus que difficile à avaler … tant et si bien qu’à la sortie du « premier tome » de Dan et Celia, je me suis certes précipitée pour l’acheter le jour-même (on ne change pas les bonnes habitudes, d’autant que ma libraire, qui me connaissait bien, m’avait très gentiment mis un exemplaire de côté et m’avait envoyé un petit mot sur facebook pour me prévenir qu’il m’attendait), mais indiscutablement, l’envie de le lire immédiatement n’était pas là. La flamme, si ardente jusqu’à présent, ne parvenait pas à se rallumer après une telle déception, une telle désillusion, une telle douche froide. Il m’aura fallu six longues années pour enfin sortir ce roman de la pile à lire, moi qui répétait ad nauseam que Sophie m’appelait « Aria qui lit plus vite que son ombre » car j’étais chaque année la toute première Taraddicte à écrire un commentaire passionnée du tome fraichement sorti sur le Blog (pas celui-ci, mais celui avec une Majuscule, c’est-à-dire le Blog de l’Autrice) … Six ans, et la suite n’est toujours pas sortie : il semblerait, malheureusement, que j’avais toutes mes raisons de trop m’emballer, de ne pas trop me réjouir. Alors bien sûr, je sais très bien que Sophie n’a pas chômée durant toutes ses années, qu’elle s’est pleinement consacrée à la production de la nouvelle série animée … mais cela ne m’empêche pas  d’être à la fois triste et fâchée, parce qu’à vouloir explorer de nouveaux marchés, elle en a délaissé ses fans de la première heure, ses lecteurs, ses Taraddicts. Qui ne peuvent malgré tout pas s’empêcher d’attendre, d’espérer. Encore et toujours.

Connaissant mieux que quiconque les innombrables menaces qui pullulent sur AutreMonde – pour avoir affronté les premières et sauvé la seconde à de nombreuses reprises avec leurs fidèles amis durant toute leur adolescence –, Tara et Cal (qui ont enfin pu se marier, Lisbeth ayant enfin réussi à pondre des tas de petits héritiers à l’Empire d’Omois, libérant par la même occasion Tara de ses obligations diplomatiques) se sont promis de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour protéger leurs enfants de tous ces dangers. D’autant plus que, contre toutes attentes, et pour une raison encore inexpliquée, Dan et Celia, les jumeaux Duncan Dal Salan, n’ont nullement hérité des pouvoirs surpuissants de leur mère : leur magie est pour ainsi dire moins forte que la plupart des sortceliers de leur âge. Au plus grand désespoir de Dan, qui semble par contre avoir hérité du gout prononcé pour l’aventure de ses héros de parents, et au plus grand soulagement de Celia qui, quant à elle, ne demande rien de mieux que de mener une petite existence tout ce qu’il y a de plus paisible. Mais lorsque son frère jumeau se fait enlever et que ses parents se voient formellement interdits de se lancer à sa recherche s’ils veulent que leur fils leur soit rendu vivant, Celia n’a d’autre solution que de prendre elle-même les choses en main. Accompagnée par son meilleur ami Luke (fils du célèbre mais toujours inconnu Magister et de la sinistrement célèbre vampyre Selemba) et par le jeune dragon Dred (fils de maitre Chem, ancien mentor de Tara, et de la reine des dragons), la jeune fille ne va laisser rien ni personne l’empêcher de retrouver son double, sa moitié. Rien, pas même la terreur qui l’envahit à la seule idée de se mettre en danger …

En « zappant » la suite et fin du cycle initialement prévu après la saga originale, l’autrice fait un énorme bond dans le temps : l’ellipse temporelle entre Tara et Cal et ce roman est longue de treize ans … Pile assez pour laisser de côté les anciens héros devenus adultes (et carrément parents) et permettre à la nouvelle génération de prendre leur place (pour continuer à cibler le jeune lectorat, qui a besoin de pouvoir s’identifier aux personnages principaux). Et c’est ainsi que Tara, Cal, mais surtout tout le reste du MagicGang (du moins ceux qui sont évoqués, ce qui n’est même pas le cas d’un certain demi-elfe) se retrouvent au deuxième, voire même au troisième plan … Et même si Dan et Celia sont de jeunes héros fort attachants, je dois bien reconnaitre avoir trouvé la séparation assez abrupte, assez brutale : après treize tomes (soit presque 6000 pages) aux côtés de Tara, Cal et leurs amis, les voir ainsi relégué au simple rang de guest-star a quelque chose d’assez déconcertant. Une fois encore, je ne peux que regretter l’annulation inopinée du cycle « Tara et », qui aurait je pense aider les lecteurs de longue date à vivre une transition en douceur … Mais il semblerait que les lecteurs de longue date n’aient clairement pas été au centre des préoccupations de Sophie lorsqu’elle a écrit ce roman : ça crève les yeux qu’elle s’adresse essentiellement à des lecteurs qui ne connaissent pas la saga originale. Ainsi, elle abreuve le début du roman de tas et de tas d’informations et explications pour permettre aux néophytes de ne pas être totalement perdus sans avoir lu les treize tomes précédents : entreprise honorable, certes, mais qui alourdit considérablement le récit …

mais surtout, pire encore, qui prend en quelque sorte sa place : l’intrigue se voit considérablement lésée par cette volonté d’aider les nouveaux lecteurs à prendre le train en route. En effet, impossible de véritablement cerner la personnalité de Dan, Celia et Luke, sans savoir précisément qui sont leurs parents respectifs et ce qu’ils ont accomplis (en bien pour les parents de Dan et Celia, en mal pour ceux de Luke). Et résumer les exploits (ou méfaits) réalisés en treize tomes et quasiment autant d’années, ça prend forcément un peu de temps … autant de pages volées à l’histoire, et autant de redites interminables pour les fidèles lecteurs, qui doivent également supporter une déferlante sans fin de « oh, en fait, Lisbeth a eu cinq enfants, et Moineau et Fabrice ont eu une portée de quatre bébés loup-garous-bêtes, oh, et aussi, untel a vécu ceci et untelle cela » (tout ce qui aurait dû faire l’objet du fameux cycle avorté, en somme, qu’il faut bien caser en quelques lignes pour recoller les morceaux, quitte à faire un aparté narratif fort artificiel pour tout caser). Au bout d’un moment, on se demande presque si c’est un roman que nous tenons entre les mains, ou seulement un volume introductif, une sorte d’apéritif qui s’éternise tellement qu’on finit par en avoir la nausée. J’en suis presque venu à me demander si l’éditeur ne nous avait pas menti, s’il n’avait pas utilisé frauduleusement le nom de l’autrice, car cela ne ressemble vraiment pas à Sophie, ce genre de lourdeur, de longueur … Elle nous avait habitué à de l’action, du rebondissement, du suspense, du mystère, de la tension, de la crispation, de l’urgence, de la palpitation, et pas à une platitude digne d’un très mauvais cours d’histoire ! Mais reprend-toi, Sophie, nom d’un petit bonhomme en mousse !

Heureusement, une fois passée ce long et douloureux moment, les choses deviennent nettement plus intéressantes. Déjà, parce qu’on s’attache très rapidement à nos tous jeunes héros, qui en héritant du nom de leurs parents ont également hérités d’une certaine pression : tout le monde s’attend à ce que les enfants de Tara Duncan et Caliban Dal Salan soient des sortceliers surpuissants, des héros glorieux en devenir, et à ce que le rejeton du cruel Magister et de la sanguinaire Selemba soit un monstre avide de violence et de vengeance. La réalité, c’est que Dan et Celia sont de bien piètres sortceliers, que Celia est même une « poule mouillée », et que Luke est un petit garçon doux comme un agneau qui passe son temps à se goinfrer de viennoiseries car il ne supporte pas le gout du sang … Et alors que Tara et Magister sont des ennemis jurés (même si leurs rapports sont nettement moins sanglants depuis qu’ils sont l’un comme l’autre devenu parents), Celia et Luke sont les meilleurs amis du monde. On retrouve bien là le gout de Sophie pour l’inattendu, pour l’improbable, à la limite de l’anticonformisme : difficile d’imaginer Selemba faire des aller-retours entre la Forteresse Grise de son grand méchant de mari et son rôle de garde du corps pour Tara Duncan et sa famille … et pourtant, ça semble presque naturel, parce que dans l’univers fantasque et déjanté de Sophie, rien n’est impossible. Sauf peut-être, si l’on en croit le titre du moins, la fameuse mission qui attend nos jeunes héros, qui vont découvrir qu’ils ne sont finalement pas si différents de leurs parents que cela : s’il y a une aventure à vivre, un univers à sauver, ça va assurément leur retomber dessus.

Et quelle aventure ! Imaginez donc : vous êtes une jeune fille plutôt prudente (quoi qu’en dise ceux qui utilisent plutôt les termes « froussarde » ou « trouillarde »), avec très peu de pouvoirs magiques, une estime de soi qui frôle les abysses, et l’envie viscérale de ne surtout rien vivre d’extraordinaire … et votre jumeau, qui est supposé être votre double et votre moitié, ne cesse de flirter allégrement avec le danger, et lorsqu’il se fait (enfin, selon lui) kidnapper à l’âge de treize ans, c’est un soupir de joie et de soulagement qu’il pousse, et non pas un cri d’effroi. Vos parents ont l’interdiction absolue de tenter de le retrouver, ils se retrouvent pieds et mains liés, et avec eux tout l’Empire d’Omois et ses fins limiers. Vous vous rendez compte que la seule et unique personne qui peut agir, c’est vous, et comme vous aimez profondément votre idiot de frérot, vous endossez avec lassitude l’armure d’héroïne qui seyait si bien à votre mère mais qui semble parfaitement ridicule sur vous. Et, alors que vous souhaitiez seulement récupérer votre abruti de jumeau, vous venez en réalité de mettre le pied dans le plus grand, le plus ambitieux complot concocté dans la galaxie ces dix dernières années. Terminée, la tranquillité : Dan et Celia vont même réussir à battre les records de leurs parents, qui avaient pourtant fait plutôt fort ! On ne s’ennuie pas une seule seconde, il se passe toujours quelque chose d’imprévisible, et même si ça part parfois un peu dans tous les sens (je dois reconnaitre ne pas avoir tout saisi, parfois), on retrouve vraiment le dynamisme si propre à cet univers ! Et, bien que moins mordant qu’auparavant, cet humour si rafraichissant même dans les moments les plus tendus !

En bref, vous l’aurez bien compris : même si cet opus est très loin d’égaler la série originale, pour la simple et bonne raison qu’à vouloir à tout prix agripper de nouveaux lecteurs, l’autrice en a oublié de soigner aussi proprement que d’ordinaire son intrigue, ça n’en reste pas moins un ouvrage fort sympathique que j’ai dévoré d’une traite. Dan, Celia et Luke, sans oublier leurs nouveaux amis Dred et Saxia, sont particulièrement attachants : plus sensibles, plus fragiles que leurs parents et prédécesseurs, ils sont également débrouillards, déterminés et courageux, et c’est un vrai régal que de vivre une première aventure à leurs côtés (en espérant que cela ne sera pas la dernière, car ce « Magicgang nouvelle génération » est vraiment prometteur). Et quand bien même l’histoire est un tantinet trop confuse et précipitée, à la fois parce que Sophie s’est laissée submergée par les explications à distiller et parce qu’elle a voulu pousser le mystère du nouveau méchant un peu trop loin (vouloir bien faire, ok, mais en faire trop, c’est toujours mauvais), j’ai tout de même passé un excellent moment. Il y a une bonne poignée d’action et de rebondissements, sans oublier une bonne dose de suspense, ainsi qu’une grosse pincée d’émotion, avec en prime ce petit soupçon d’humour qui fait la marque de fabrique de Sophie : les ingrédients sont bels et bien réunis, c’est la présentation qui pèche un peu, on va dire, car le style est loin d’être aussi soigné qu’auparavant. Mais avec un peu de chance, la suite est en train de mijoter quelque part, et Sophie nous servira un second opus plus appétissant encore … j’ai envie et besoin d’y croire, mais je reste prudente (chat échaudé craint l’eau froide, dit-on) !

samedi 11 juin 2022

Et c'est comme ça qu'on a décidé de tuer mon oncle - Rohan O'Grady

Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle, Rohan O'Grady

 Editeur : Monsieur Toussaint Louverture

Nombre de pages : 299

Résumé : Barnaby Gaunt, orphelin turbulent et héritier d’une immense fortune, est envoyé pour les vacances d’été sur une île à la nature luxuriante et aux habitants vieillissants au large de la Colombie Britannique. Vitres cassées, animaux effrayés, très vite, il bouleverse la routine des insulaires, avant de découvrir la véritable raison de sa venue : son oncle diabolique et doté de mystérieuses aptitudes veut l’assassiner. Décidé à ne pas se laisser faire, Barnaby, aidé de Christie, la seule petite fille de l’île, comprend qu’il n’y a qu’un moyen d’en réchapper, éliminer l’oncle en premier.

 

- Un petit extrait -

« Leur manque d’expérience était un plus, car, n’étant soumis à aucun principe préconçu, ils n’avaient que l’embarras du choix quant à la façon de commettre un assassinat. Un meurtre par balle serait, ils le savaient, la méthode la plus simple, mais ils n’avaient aucune préférence. Si ça avait été faisable, cela n’aurait rien changé pour eux d’utiliser une corde, une arme blanche ou du poison pour trucider Oncle Sylvester, du moment qu’Oncle Sylvester était trucidé. »

- Mon avis sur le livre -

 «  On a eu une belle enfance ». Telle est la conclusion d’une discussion pour le moins passionnée et dégoulinante de nostalgie entre jeunes adultes nés dans les années 1990-2000. « A notre époque » (et qu’est-ce que cela nous a fait bizarre d’en venir à dire cela si naturellement, avec cette impression maussade qu’une éternité nous séparait désormais de cette tendre période de notre vie où tout semblait si beau et si simple), les enfants ne s’enfermaient pas dans leurs chambres respectives, leur petit visage pâlichon rivé sur les multiples écrans qui constituent leur univers. A notre époque, les rues des villages et les parcs des villes résonnaient de hurlements de joie, de cavalcades plus ou moins bien tolérées par les anciens qui ne pouvaient pourtant réfréner un petit sourire en nous voyant courir après notre ballon avant qu’il ne s’échoue dans la rivière, en nous observant inventer mille et une histoires dans lesquelles nous nous empressions de rentrer. Nous étions astronautes, cow-boys, bandits, acrobates, espions. Tout était prétexte au jeu, tout se prêtait au jeu : un vieux mur, un buisson, des fleurs étranges, un misérable ustensile de cuisine gentiment « prêté » par la mère d’un d’entre nous. Le monde n’était pour notre petit troupeau de gosses qu’un immense terrain de jeu, une source continuelle d’émerveillement et d’amusement. Et parfois naissait l’ombre d’un Grand Projet Secret, né de la certitude viscérale qu’il ne fallait pas compter sur les Adultes pour faire ce qui était important, que c’était à nous et à nous seuls d’agir, dans l’ombre et le silence …

A la seconde même où il a vu ces deux marmots débarquer sur le sol de sa tranquille petite île, le sergent Coulter a su qu’il allait falloir les surveiller de très près : ils ont tout l’air de délinquants juvéniles, et l’empressement flagrant du capitaine à les éjecter hors de son bateau (ainsi que son soulagement tout aussi flagrant lorsqu’il fut enfin débarrassé de cette infernale marmaille) ne laisse présager rien de bon … En attendant l’arrivée de son oncle et tuteur, Barnaby, orphelin héritier d’une petite fortune, est confié aux bons soins de l’épicier et de sa femme, qui souffrent toujours de la mort de leur adorable petit garçon, bien des années auparavant. La petite Christie, gamine souffreteuse élevée seule par sa mère, est quant à elle accueillie par la dame aux chèvres, sa mère espérant que l’air marin lui donnera un peu de couleurs et de tonus. A peine arrivés, les deux garnements mettent la pagaille sur l’île : vitres cassées, taureaux peinturlurés et divers petits larcins mettent les nerfs du pauvre sergent en pelote. Mais le pire est encore à venir … Terrifié par son oncle, Barnaby est intimement convaincu que celui-ci souhaite le tuer pour récupérer son héritage. Aussi accueille-t-il la proposition de Christie avec empressement : pour éviter d’être tué par l’Oncle Sylvester, il suffit de tuer l’Oncle Sylvester en premier. Et c’est ainsi que Barnaby et Christie, entre deux visites au puma estropié du coin et deux corvées de nettoyage du vieux cimetière, mettent au point leur stratégie pour délivrer Barnaby de cette funeste menace ….

Avec un titre et un exergue pareils (« l’histoire charmante de deux enfants ordinaires qui conspirent pour commettre un meurtre extraordinaire », admettez que ça fait son petit effet), je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre, mais il ne faisait aucun doute qu’une bonne dose de tragi-comique m’attendait au détour de ces pages. Pourquoi donc deux enfants décident-ils de tuer l’oncle d’un d’eux ? Quelle « drôle » de lubie soudaine est-ce là ? Mais que fait donc la police ? Et comment comptent-ils s’y prendre ? Et surtout (même si tout lecteur moralement constitué se défendra vertement de s’être posé cette question avec avidité), vont-ils réussir ? Avant même d’ouvrir le livre, le lecteur commence déjà à s’imaginer tout un tas de scénarios, forcément aussi improbables et incroyables les uns que les autres : c’est un peu comme si ce seul titre, provocateur à souhait, rouvrait grandes les portes de la malice enfantine que nous avions (croyions-nous) fermement scellées en grandissant. Et tandis que Barnaby et Christie s’égaillent et s’égayent follement sur cette petite île qui n’a plus connu une telle animation depuis que la guerre ait massacré tous les enfants du pays (sauf le sergent, qui leur a fait l’affront d’être fait prisonnier de guerre et de revenir vivant, leur ôtant la fierté d’être l’île de Colombie britannique la plus endeuillée), nous finissons par nous dépouiller de notre cape d’adulte, qui nous empêche d’admettre que nous trouvons cette machination follement excitante, et par nous laisser entrainer par toute cette affaire …

Il y a ce petit charme indéfinissable, celui des insouciantes vacances d’été où l’on se gave des bons petits plats préparés par Mamie ou Tatie et où l’on passe nos journées avec d’autres petits vacanciers, amitiés éphémères mais passionnées. Celui également des petits villages reculés et repliés sur eux-mêmes, où tout le monde connait tout le monde et où chacun a son mot à dire sur tout, où les rancœurs se transmettent de génération en génération et où les habitudes ont la peau dure. Et voici qu’un grain de sel, ou plutôt deux, viennent briser en mille morceaux ce quotidien monotone et rassurant : deux gosses, bien cabossés par la vie derrière leurs airs espiègles, qui ne savent que semer la pagaille partout où ils passent. Sans méchanceté aucune, sans réelle méchanceté du moins, avec cette méchanceté enfantine qui n’en est pas vraiment une. Entre paris dangereux et maladresses inavouables, entre réelle désobéissance et simple inconscience, Barnaby et Christie croquent leur été à pleines dents. Comme deux enfants heureux et insouciants, libres et innocents … Mais le lecteur ne s’y trompe pas, tout comme le sergent Coulter d’ailleurs : il y a quelque chose de pas très net, quelque chose qui ne tourne pas rond. Il y a chez Barnaby une noirceur délicate, une tristesse délayée, une souffrance fantomatique … une terreur discrète qui ne fait pourtant aucun doute. Barnaby ne demande finalement qu’à apprécier cette parenthèse enchantée, où l’ombre de son oncle ne plane plus au-dessus de sa tête, mais il n’ose pas y croire, il n’ose pas y prendre gout, car il sait bien que cela ne durera pas, et que bientôt le cauchemar recommencera.

Si le lecteur adulte, engoncé dans son carcan de rationalité, ne voit rien de plus qu’un énième bobard, qu’une énième élucubration d’enfant rebelle, ou tout au plus qu’une énième histoire à dormir debout, à se faire peur, comme savent si bien le faire les enfants à l’imagination débordante … l’enfant qui sommeille en nous ne demande qu’à croire ce pauvre enfant terrorisé, qui ne voit pas d’autre solution pour sauver sa peau que de commettre l’irréparable. Dans une logique enfantine implacable, qui ne souffre d’aucune contradiction : si l’Oncle Sylvester veut me tuer, et puisque le sergent refuse de me croire et de m’aider, me protéger, je n’ai d’autre choix que de tuer l’Oncle Sylvester en premier. Mais comment piéger cet oncle si machiavélique et sournois, aux capacités quasi-surnaturelles, alors que la pleine lune approche dangereusement ? Comment mener à bien leur mission alors que le sergent Coulter ne les quitte pas du regard, persuadé qu’ils sont de véritables petits criminels en puissance ? Sans même s’en rendre compte, le lecteur se laisse irrésistiblement prendre au jeu : l’heure approche, à grands pas, à pas de loups ou de puma, quelque chose de terrible va très prochainement avoir lieu. Nos petits héros, si attendrissants derrière leurs airs de petits durs, vont-ils se sortir du guêpier dans lequel ils se sont embourbés ? Et les adultes vont-ils enfin comprendre que quelque chose ne tourne définitivement pas rond dans l’esprit sanguinaire de l’Oncle Sylvester ? Que va-t-il donc se passer sur cette petite île plus si tranquille depuis l’arrivée de ces mioches infernaux ?

En bref, vous l’aurez bien compris : c’est un roman qui mérite plus qu’amplement le coup d’œil ! Indéfinissable, inclassable, insaisissable, il embarque le lecteur dans une aventure des plus atypiques, dans une ambiance douce-amère où le charme des jeux enfantins, la candeur des petites têtes blondes, se mêle au drame des plus sombres machinations, des avidités d’adultes sans cœur, où la frontière entre le jeu et la réalité s’étiole pour mieux fasciner le lecteur qui ne sait plus sur quel pied danser. Avec un petit humour tout ce qu’il y a de plus grinçant, qui n’épargne rien ni personne, l’autrice nous embarque dans un récit tantôt contemplatif, tantôt palpitant, qui ravira indéniablement jeunes et plus grands ! Avec un style d’une élégance incomparable, teintée d’une certaine forme de nonchalance, elle transforme une histoire qui semble parfaitement banale en une épopée palpitante, haletante, captivante, qui fait rire et frissonner tout à la fois. Et il y a ce petit côté complétement déjanté, burlesque, ubuesque, qui apporte encore un peu plus de charme à ce récit vraiment pas comme les autres, tel qu’on en fait de moins en moins de nos jours : sans jamais se prendre au sérieux, ce roman aborde à demi-mots des thématiques délicates, douloureuses, nous rappelant sans le dire que derrière un sourire d’enfant, derrière une bêtise d’enfant, se cache parfois de bien plus sombres vérités. Et qu’un monstre peut en cacher un autre, comprendront ceux qui savent comment tout cela se termine (et ceux qui se décideront à le lire pour savoir) !