samedi 26 février 2022

Les Terres interdites - Véronique Delamarre et Pascale Perrier

Les terres interdites, Véronique Delamarre et Pascale Perrier

 Editeur : Acte Sud Junior

Nombre de pages : 251

Résumé : Argan, Brune, Garance et Roc ont grandi à Eldorado. Une bulle écologique, construite par leurs ancêtres 150 ans plus tôt, après qu’un désastre climatique et sanitaire a rendu la planète inhabitable. Ils n’en sont jamais sortis. Un jour, le grésillement d’une voix, premier signe de vie extérieure, se fait entendre. Et s’ils n’étaient pas les derniers survivants ? L’appel de l’aventure attire alors irrésistiblement les jeunes gens. Hors de leurs limites. Extra-muros. Dans les terres interdites. Dans le monde du collapse. Hors de la bulle qui les a vus naître, qui les a protégés et qui leur a peut-être aussi... menti.

 Un grand merci aux éditions Acte Sud Junior pour l’envoi de ce volume et à Babelio pour avoir rendu ce partenariat possible.

 

- Un petit extrait -

« A vous de trouver vos réponses en vous-mêmes, vous en êtes capables. Posez-vous la question de ce qu’un départ vous apporterait. Demandez-vous aussi ce qu’Eldorado y gagnerait. Et sachez que chaque pas en dehors de la bulle est un pas vers l’inconnu, le changement, la liberté ou la mort. Vous pourriez ne jamais revenir. Quoi qu’il en soit, décidez-vous rapidement.  »

- Mon avis sur le livre -

 En littérature jeunesse comme partout ailleurs, les tendances vont et viennent, s’en vont et reviennent. Il y a eu la période où ne sortaient quasiment que des histoires de vampires et de loups-garous, puis est venue l’époque des dystopies dopées aux triangles amoureux, suivies par les histoires de familles dysfonctionnelles, puis s’est amorcé le retour du fantastique et de la fantasy imprégnés de féminisme … Heureusement, certains auteurs n’hésitent pas à piétiner allégrement ces effets de mode et à écrire ce que bon leur semble, sans chercher à s’insérer coute que coute dans la mouvance actuelle : cela évite aux lecteurs éclectiques de s’ennuyer face à la déferlante discontinue d’ouvrages presque identiques … Parce que même si j’aime énormément la fantasy, je n’ai tout de même pas envie de ne lire que cela pendant quelques années, en attendant que le vent tourne et que la mode soit aux thrillers sanguinolents que je ne lirais de toute façon pas ! Donc oui, heureusement qu’il y a des auteurs suffisamment audacieux pour sortir des sentiers battus, pour nous proposer des romans qui détonnent dans le paysage littéraire, véritable bouffée d’air frais pour ceux qui n’en peuvent plus de voir un seul genre représenté sur les étalages des nouveautés ! Et plus encore, heureusement qu’il y a des auteurs suffisamment audacieux pour ne pas « simplement » continuer à écrire des romans « du genre d’avant », mais pour innover !

Argan, Brune, Garance et Roc font partie de la sixième génération d’Eldorado : il y a cent-cinquante ans de cela, leurs arrière-arrière-arrière-grands-parents ont créé cette bulle isolée du reste du monde, dans l’espoir de survivre aux catastrophes naturelles et aux épidémies dévastatrices nées du dérèglement climatique. Comme tous ceux de leur génération, les quatre adolescents sont intimement convaincus que les habitants de l’Eldorado sont les derniers survivants de l’humanité : les rares explorateurs à s’être risqués dehors sont unanimes, la survie, et encore moins la vie, est impossible à l’extérieur. Pourtant, Argan, Brune, Garance et Roc ne peuvent s’empêcher de rêver au jour où la Terre sera à nouveau habitable : ils aimeraient tant découvrir ces terres interdites ! Et voici qu’Argan, au cours d’une intervention technique, fait une découverte qui remet en question tout ce qu’ils tenaient pour acquis : des voix inconnues grésillent dans la radio … Se pourrait-il qu’ils ne soient finalement pas les seuls à avoir survécus à la fin du monde ? Se pourrait-il, pire encore, que les Anciens soient parfaitement au courant mais aient gardé ce savoir pour eux tous seuls ? Poussés par le besoin viscéral d’en avoir le cœur net, Argan, Brune et Garance se lancent dans la plus insensée des entreprises : sortir, et partir à la recherche de ces voix. De ces hommes et de ces femmes. De leurs frères et sœurs humains. Et ce en dépit de tous les dangers …

Cela commence donc comme une douce utopie : imaginez une petite communauté, protégée dans un écrin de verdure, isolée de la folie du monde, où règnent la joie et la cohésion. A Eldorado, chacun vit en parfaite harmonie avec les autres et avec la nature : chacun contribue au bon fonctionnement de la vie quotidienne, selon ses aptitudes, chacun reçoit ce qu’il a besoin pour vivre, et pour vivre heureux. Pas de pauvreté, pas de misère, pas d’inégalité : les ressources sont partagées entre tous, selon les besoins de chacun, et nul ne convoite jamais les biens de son voisin. La vie est douce à Eldorado … Si douce qu’on a envie d’y croire. Qu’on a besoin d’y croire. Qu’on aimerait pouvoir se dire que oui, l’humanité en est capable. Malheureusement, on devine rapidement, bien que confusément, qu’il y a une fausse note au milieu de cette joyeuse harmonie, qu’il y a une légère ombre au tableau. Il y a, tout d’abord, la révolte de ces deux ados contestataires, Sylv et Briac : s’ils apparaissent au premier abord comme deux gosses perturbateurs, on ne peut pas nier qu’ils n’ont pas totalement tort, finalement, même s’ils y vont un peu fort … Les jeunes ne savent que ce qu’on veut bien leur apprendre, ils n’ont absolument aucun moyen de savoir si les enseignements de leurs ainés sont justes ou non : ils doivent faire aveuglément confiance au Conseil des Sages, aux écrits des derniers explorateurs qui affirment catégoriquement qu’il n’y a personne dehors et qu’il est impossible d’y survivre …

Mais le papier se laisse écrire, disait mon arrière-grand-mère … Lorsqu’Argan, émerveillé par sa découverte, euphorique à l’idée qu’ils ne soient finalement pas les derniers survivants, et surtout que l’extérieur soit visiblement habitable, s’empresse d’aller annoncer la bonne nouvelle au Conseil des Sages, nous comprenons rapidement que quelque chose ne tourne pas rond. Au lieu de se réjouir, les Anciens se crispent : quand bien même cela serait vrai (c’est d’ailleurs louche qu’ils remettent ainsi en question la parole de ce jeune, alors que l’honnêteté fait partis des valeurs fondamentales de la communauté : pourquoi immédiatement songer au mensonge ?), il est absolument hors de question de « prendre le risque » d’entrer en contact avec ces individus, qui pourraient « avoir un mode de vie différent, être porteurs de maladies, être violents, dangereux, affamés, déviants » … et voilà qu’ils lui ordonnent de garder le silence, alors que la règle de la communauté veut que cette dernière ait droit à la vérité pour pouvoir choisir librement, en toute connaissance de cause, ce qu’elle désire collectivement faire. Et même si nous pouvons comprendre la réaction instinctive, primale, de ces Sages qui ne pensent qu’à la sécurité de leurs ouailles, on ne peut s’empêcher de se révolter avec Argan et ses meilleurs amis : au nom du bien commun, de la survie collective, peut-on véritablement mentir à toute une communauté qui fait aveuglément confiance à ceux qui les guident et les conseillent ? Où commence la tyrannie, finalement ?

Nous basculons donc sur une dystopie, mais une dystopie qui ne ressemble en rien au fameux Hunger Games ou à Divergente : on est, ici aussi, dans quelque chose de sobre. Il n’y a pas de mouvement généralisé de révolution : malgré leur déception, nos jeunes héros ne s’empressent pas de monter la population contre leurs dirigeants. Car ils sont suffisamment intelligents pour comprendre qu’il n’y a malgré tout pas que du faux dans leurs propos : ça ne sert à rien de mettre toute la communauté en danger, sans savoir ce qu’il y a réellement à l’extérieur. Ils ne sortent pas seulement par soif de liberté, mais bien plus par soif de vérité : ils doivent savoir. Et ensuite, lorsqu’ils auront véritablement toutes les données en main, ils agiront. Dans notre monde où les mensonges, les complots, les fake news, les propagandes, pullulent, c’est important de montrer que, s’il ne faut pas croire et suivre aveuglément tout ce qu’on nous raconte, il ne faut pas non plus sombrer dans l’excès inverse et se jeter aveuglément dans la contestation systématique. Il faut juste prendre le temps de se renseigner, pour comprendre les enjeux, et ensuite seulement se faire sa propre opinion : agir sous le coup de l’émotion n’est jamais bon, car rien n’est totalement blanc ni totalement noir, totalement bien ni totalement mal, il faut prendre du recul pour avoir une vision d’ensemble et quitter le manichéisme si cher à notre société …

Et c’est vraiment ce qui est au cœur de cet ouvrage, finalement : il y a bien sûr ce côté « récit d’aventure », avec ces trois ados qui quittent tout ce qu’ils connaissent pour s’enfoncer dans l’inconnu, dans cette nature autrement plus sauvage que celle avec qui ils vivent en harmonie depuis leur enfance, et cet aspect du récit est particulièrement passionnant … mais on est bien plus dans le récit initiatique : à travers cette épopée, cette plongée dans l’inconnue, ces trois jeunes apprennent à mieux se connaitre en apprenant à mieux connaitre le monde qui les entoure. C’est en découvrant d’autres modes de vie, d’autres modes de pensées, d’autres façons de voir le monde, qu’ils vont progressivement construire leur propre manière d’envisager la vie. Ce que les Sages voyaient comme un danger, Argan et ses amies vont le vivre comme une chance … Car d’ailleurs, parfois, loin de nous détourner de ce qu’on nous  a inculqués, nos expériences ne font que nous y conforter ! C’est d’ailleurs l’un des points que j’ai trouvé le plus intéressant : trop souvent, dans les dystopies, les protagonistes rejettent tout en bloc, presque par principe, sans admettre qu’il y avait peut-être un peu de bon dans ce système qu’ils piétinent. L’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs … et c’est parfois bien de le montrer, aussi. Sobriété, je vous disais, et non pas coup d’éclat.

En bref, vous l’aurez bien compris, il a beau être particulièrement court, ce roman à quatre mains n’en reste pas moins particulièrement riche, profond, puissant. Très simple, il ne s’embarrasse pas de myriades de sous-intrigues aux enchevêtrements parfois trop rocambolesques : non, il nous invite tout simplement à suivre ces jeunes gens, à les accompagner dans cette épopée qui pourrait changer totalement leur monde, leur vie … C’est un roman qui n’en fait jamais trop, juste assez pour inviter le lecteur à se poser les bonnes questions, sans sombrer dans l’appel systémique à la révolte. Et ça fait du bien, parfois, un peu de simplicité, de sobriété : on nous a tellement habitué à des intrigues haletantes et trépidantes, avec des tas de bagarres et de relations amoureuses compliquées, qu’on ne sait parfois plus apprécier les intrigues plus discrètes … Alors que ces dernières ont tellement de choses à nous apporter : on voudrait vivre toujours plus vite, toujours plus fort, et on se perd dans une crouse effrénée aux émotions fortes, mais certains récits sont là pour nous rappeler que l’essentiel est peut-être ailleurs. Que parfois, tout ce qu’on a besoin pour être comblé, c’est peut-être de passer un peu de temps seul avec soi-même, avec ses pensées non parasitées par des centaines de sollicitations qui nous empêchent de réfléchir, et donc d’être véritablement libres … Oui, on a besoin de ces livres qui, derrière leur apparente simplicité, nous aident à ralentir un peu, pour vivre, et non pas seulement courir après la vie. A lire, donc, de toute urgence !

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