mercredi 28 octobre 2020

Nous, les enfants sauvages - Alice de Poncheville


Nous, les enfants sauvages, Alice de Poncheville

Editeur : l’école des loisirs
Nombre de pages : 408
Résumé : Une fois la drôle de bête glissée dans son sac, Linka songea qu’elle allait peut-être s’attirer de gros ennuis. L’article 1 était explicite : toute personne en contact avec une vie non humaine devait l’éliminer. Non humaine, la bête l’était assurément, mais de quel animal s’agissait-il ? Même dans les vieux documentaires animaliers qu’on leur montrait à l’orphelinat, Linka n’avait jamais croisé ce drôle de poisson aérien qui changeait de forme à volonté. Malgré la surveillance constante dont elle faisait l’objet, la jeune fille était parvenue à la cacher. Avec Vive à ses côtés, Linka se sentait étrangement plus forte et capable d’affronter les menaces  …

- Un petit extrait -
« - Il ne faudrait jamais rien dire des idées qu'on a dans la tête, dit Milo.
- Pourquoi ? Les idées ne sont que des idées, lui répondit Linka.
- Je rêve parfois que la ville prend feu, murmura Oska. On part tous vivre dans la forêt. Et il y a des oiseaux. Ils mettent longtemps à venir nous voir parce qu'ils ont peur. Et puis un jour, ils se posent sur les toits de nos cabanes. C'est mal ?
La bouche d'Oska tremblait. Elle racontait son rêve comme on avoue un crime.
- Personne n'interdit les rêves, dit Linka.
- Mais les rêves, c'est comme des idées, répliqua la petite.
- Personne n'interdit les idées non plus. Ils veulent juste te faire croire que tu ne dois pas avoir d'idées. Surtout des idées différentes des leurs. Mais ça aussi, c'est juste une idée.
Avec Linka, ils avaient eu cette discussion de nombreuses fois. Ils étaient d'accord. Avoir des idées était leur passe-temps favori ; les échanger leur permettait de comprendre le monde, d'échafauder un avenir ou encore de relâcher les tensions. Il y avait sûrement de mauvaises idées, mais on les contrait avec des bonnes. Interdire les mauvaises idées, au fond, c'était interdire de penser.  »
- Mon avis sur le livre -

Après plusieurs années de « faux départs », l’heure du déménagement semble enfin avoir sonnée pour de bon : au moment où j’écris ces quelques lignes, cela fait une bonne dizaine de jours que nous enchainons remplissage de cartons sur démontage de meubles, intensivement, compulsivement presque. Jour après jour, la maison se vide de son âme de foyer pour se remplir de labyrinthes de cartons : c’est à la fois éprouvant, car c’est assez difficile de se dire que nous allons bientôt quitter « pour de vrai » cette demeure dans laquelle nous avons passé quatorze années de notre vie, et plutôt excitant, car nous allons enfin concrétiser un rêve datant de presque dix ans … Autant vous dire que je trouve rarement le temps et l’énergie pour me plonger dans un roman : chaque minute de notre journée est consacrée à ce déménagement imminent, et le soir, je n’ai plus la force de me concentrer sur quoi que ce soit. Il m’a donc fallu pas mal de temps pour venir à bout de ce magnifique petit roman, mais le côté positif, c’est que j’en ai amplement profité !

Comme tous leurs camarades de la 16ème Maison des Enfants, Linka et sa jeune sœur Oska ont perdu leurs parents au cours de la terrible épidémie qui déferla sur le monde quelques années auparavant. Entre les murs de cet orphelinat dirigé d’une main de fer par la terrifiante Mme Loubia, la jeune fille a bien souvent le sentiment d’étouffer : elle doit sans cesse veiller à ne pas laisser sortit les idées qui s’agitent dans ses pensées, s’assurer qu’elle ne laisse rien filtrer de la révolte qui grandit peu à peu en elle. Car Linka ne supporte plus le quotidien monotone et rigide de la 16ème Maison, elle rêve de spontanéité et de liberté, elle rêve d’inconnu et d’inattendu … Son rêve va être exaucé par la découverte d’une drôle de bestiole qui change de forme à volonté, et qu’elle décide de garder au mépris des règles et du danger. Mais l’apparition de Vive dans sa vie marque aussi le début de toute une série de bouleversements auxquels Linka, Oska et leur ami Milo n’étaient pas préparés …

Qu’il est difficile de trouver les mots justes pour parler de cette dystopie post-apocalyptique pas tout à fait comme les autres, qui n’hésite pas une seule seconde à sortir des sentiers battus pour nous offrir une histoire d'une beauté et d'une puissance à couper le souffle ! Le postulat de base reste pourtant assez classique : une terrible épidémie propagée par les animaux qui décime un tiers de la population humaine, la réaction immédiate des autorités qui décident de noyer le poisson dans l’œuf en abattant sans sommation tous les animaux pour stopper le virus, la mise en place d’une nouvelle société plus aseptisée pour rebâtir l’humanité … De la même manière, nous retrouvons le « cliché » de la jeune orpheline un peu rebelle qui refuse de se laisser endoctriner par la propagande bien-pensante de ses professeurs et éducateurs … Mais faites-moi confiance, au bout de quelques pages à peine, vous aurez complétement oublié que ce schéma a déjà été exploité à de nombreuses reprises auparavant : l’autrice a vraiment su sublimer ces codes du genre pour offrir à son lectorat un récit profondément innovant et poignant, original et génial.

Contrairement aux autres auteurs du genre qui se sentent souvent obligés d’en « faire des tonnes » pour poser le contexte du post-apocalyptique ou de la dystopie, en nous présentant tantôt un monde qui tombe totalement en déliquescence, tantôt une société si réglementée que cela en devient absurde, Alice de Poncheville a tout misé sur la sobriété, la simplicité, et cela rend ce récit autrement plus crédible, plus tangible. On s’y croit vraiment. Il n’y a qu’un tout petit pas à franchir pour passer de notre réalité à ce futur qui a tout de probable, de plausible, de possible. La surexploitation des terres agricoles pour alimenter l’élevage intensif, l’utilisation grandissante des produits phytosanitaires pour augmenter le rendement, les conditions déplorables dans lesquelles « vivent » et meurent les animaux d’élevage … Voilà ce qui est à l’origine de l’effondrement dépeint dans cet ouvrage, et c’est quelque chose que nous n’avons pas besoin d’imaginer car nous savons tous pertinemment que c’est la sombre réalité de notre monde, une vérité que l’on tente pourtant à tout prix d’oublier pour ne pas avoir à changer nos habitudes. Mais viendra un jour où nous n’aurons plus le choix : c’est dans la douleur que s’opérera ce bouleversement, et il sera bien plus radical. Ce futur, c’est le nôtre. Dans un avenir pas si lointain que cela.

Et la petite Oska, la jeune Linka, le jeune Milo, c’est toi et c’est moi, ce sont nos enfants ou les enfants de nos enfants : des gamins qui portent sur leurs frêles épaules d’orphelins les erreurs des générations passées, nos erreurs également. Dans ce futur, ce ne sont plus les animaux qui s’entassent dans des bâtiments insalubres, sans jamais voir la lumière du jour, ployant sous la crainte de recevoir un coup s’ils n’avancent pas assez vite. Dans ce futur, ce sont les enfants qui se massent dans des centaines d’orphelinats, à l’emploi du temps implacable et intenable, où le moindre écart est sévèrement puni et où la moindre incartade est durement réprimée. Ces orphelins, ces moins que rien, sont destinés à alimenter le système, à se payer les sales boulots pour que les privilégiés puissent continuer à vivre dans leur petit cocon confortable … Provoquant parallèle avec ces bestiaux nourris aux hormones de croissance pour finir plus rapidement dans notre assiette et faire tourner l’économie. Pauvres innocents, pauvres bêtes et pauvres enfants, qui se confondent progressivement au fur et à mesure que nous découvrons ces fameux enfants sauvages du titre …

Car les enfants sauvages, ces Déserteurs qui ont fui le système pour se réfugier dans les forêts où vivent encore en secret quelques écureuils, quelques oiseaux ayant réussi à échapper à l’abattage systématique, nous rappellent à quel point nous avons besoin des animaux et à quel point ils ont besoin de nous. Ils nous réapprennent cet équilibre brisé, cette harmonie rompue. Ils nous inventent à retrouver cet émerveillement face à l’envol d’un moineau, ce ravissement face au sautillement d’un lièvre, cet enchantement face à la vie qui danse dans le regard de n’importe quel animal. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, alors même que la pauvre Linka lutte contre le reconditionnement, alors même que la pauvre Oska se retrouve seule au monde, alors même que le pauvre Milo hésite à tourner le dos à l’ordre bien établi, c’est un roman incroyablement lumineux que nous offre l’autrice. C’est une petite étincelle d’espérance au milieu de la nuit de la peur, c’est l’insouciance enfantine qui se dresse face à l’intransigeance des adultes. C’est par la douceur qu’Alice de Poncheville délivre son message, bien plus que dans la violence … et croyez-moi, c’est autrement plus porteur !

En bref, vous l’aurez bien compris, j’ai tout simplement été subjuguée par ce récit profondément poignant, admirablement émouvant, et particulièrement prenant. Avec beaucoup de délicatesse et de simplicité, de tendresse et de sobriété, l’autrice nous fait vivre une aventure bouleversante dont on ne ressort pas tout à fait indemne. C’est une histoire qui coupe le souffle, qui nous serre le cœur, qui nous tire les larmes aux yeux. C’est une histoire désarmante, saisissante, touchante, qui ne peut pas laisser indifférent. Car ce n’est pas seulement une histoire, c’est aussi une lettre d'amour envers le monde animal qui souffre de la folie des hommes, une lettre d'excuse à destination de notre terre mutilée par notre démesure et une lettre d'espoir et de courage pour les générations à venir incarnées dans le lecteur. C’est un livre qui nous rappelle que l’essentiel n’est pas toujours là où on le pense, qu’il peut se cacher dans les toutes petites choses oubliées. C’est un récit qui m’a vraiment beaucoup émue, un récit très beau et profond magnifié par une plume très riche et poétique. Un vrai coup de cœur, que je conseille sans la moindre restriction : c’est une vraie merveille qui devrait vraiment être lue par le plus grand nombre !

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